Ciné-Doc, en collaboration avec le Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève (FIFDH), vous présente SILENCE RADIO de Juliana Fanjul. La cinéaste nous entraîne dans le quotidien de Carmen Aristegui, journaliste mexicaine qui risque sa vie pour dénoncer la corruption dans son pays et poursuit sans relâche son combat pour la liberté de la presse. Séances dès le 9 mars en présence de la réalisatrice et d’invité·es.
Journaliste multiprimée, Carmen Aristegui est l’une des rares voix du Mexique à oser la vérité sur les ondes devant des millions d’auditeur·trices. Elle représente donc un danger aux yeux du gouvernement. Elle n’hésite pas à dénoncer des réseaux de corruption au plus haut niveau de l’Etat et du clergé.
En 2015, après avoir dévoilé un scandale de corruption mêlant le président, la journaliste incorruptible est licenciée de la station de radio qui l’employait depuis des années. Malgré les menaces contre elle et sa famille et grâce au soutien de millions d’auditeurs, Carmen continue son combat. Elle crée sa propre plateforme sur internet pour lutter contre la désinformation et continue d’éveiller quotidiennement les consciences dans un paysage médiatique mexicain intoxiqué.
SILENCIO RADIO de Juliana Fanjul – Suisse, Mexique – 2019 – 78’ – VOSTFR – 16/16 ANS
Bande annonce : https://www.youtube.com/watch?v=1OIv5O6l94I
Vallée de Joux Dimanche 13 mars
10h30 – Cinéma La Bobine
Journalisme et narco-violence au Mexique
Le récit remonte le temps pour revenir un peu avant la fin du documentaire vers les circonstances de l’assassinat du journaliste mexicain Javier Valdez en mai 2017 en plein jour dans les rues de Culiacán, capitale de l’état du Sinaloa. C’est la narco-violence qui a une fois de plus tué un journaliste au Mexique. Le président d’alors, Enrique Peña Nieto, avait condamné l’assassinat.
Javier Valdez était l’un des reporters qui avait raconté l’histoire de la violence liée à la drogue au Sinaloa. Son livre Narco Periodismo. La prensa en medio del crimen y la denuncia s’était intéressé au travail des reporters qui ne se taisent pas au milieu de la narco-violence. Après que Miroslava Breach, la correspondante de La Jornada à Chihuahua, a été abattue de huit balles fin mars alors qu’elle quittait son domicile, Valdez avait écrit sur son compte Twitter: «Miroslava a été tuée parce qu’elle a trop parlé. Qu’ils nous tuent tous, si c’est la peine de mort pour avoir dénoncé cet enfer. Non au silence.»
En 2011, le Comité pour la protection des journalistes avait décerné à Javier Valdez le Prix international de la liberté de la presse pour son travail. Le discours qu’il a lu à l’occasion résonne toujours aussi fort aujourd’hui: «A Culiacán, Sinaloa, c’est un danger d’être en vie et de faire du journalisme, c’est marcher sur une ligne invisible marquée par les méchants du trafic de drogue et du gouvernement (…) Il faut s’occuper de tout et de tous.»
Entre 2000 et 2017, ce sont plus de 100 journalistes assassinés dans les mêmes circonstances comme l’a relevé le journal espagnol El Pais.
Interview de la réalisatrice
Stéphanie Hontang: Le récit semble fonctionner tel un compte à rebours puisque l’on remonte le temps pour revenir, un peu avant la fin du documentaire, vers les circonstances de l’assassinat du journaliste Javier Valdez. Quels sont les éléments qui ont motivé ce choix dans la construction du récit?
Juliana Franjul: Choisir la scène de début d’un film n’est pas une tâche facile. Quand j’ai visionné les rushes avec la monteuse, nous avons immédiatement repéré la scène du discours de Carmen suite à l’assassinat de Javier Valdez comme la scène d’ouverture: elle présentait le personnage (une combattante courageuse, dont le rôle est très important vis-à-vis des autres journalistes), le contexte (un Mexique où des centaines de journalistes ont été assassinés), et un danger et une émotion qui planeraient sur le personnage principal tout au long du récit («Prends soin de toi, Carmen! Nous avons besoin de toi!» crie une femme à la fin de la scène). C’était une évidence pour nous que le film devait commencer comme ça. Par contre, le récit que j’allais raconter ne commençait ni finissait là et il était fidèle à la chronologie des faits. C’est ainsi que le reste du récit s’est construit.
sh Vous donnez une grande importance aux témoignages ainsi qu’à la voix off qui n’est autre que la vôtre à la première personne. S’agit-il d’un choix délibéré ou est-ce que cette modalité narrative s’est imposée au fur et à mesure de la réalisation?
Jf Donner voix à ceux qui ne l’ont pas est quelque chose qui m’intéresse dans mes films. Mon film précédent, Muchachas, qui met en lumière le travail de trois employées domestiques «invisibles» est construit sur cette base. Pour Silence Radio, j’avais envie d’entendre la parole des journalistes qui travaillent avec Carmen, qui prennent autant de risques qu’elle et qui ne sont pas protégés par cette visibilité. Je suis convaincue qu’à travers eux, le film retrouve les moments les plus forts. En ce qui concerne ma voix off, cela a été une décision prise depuis le début du projet. Non seulement j’avais perdu Carmen à l’antenne, mais la violence dans laquelle se plongeait mon pays me donnait la sensation de me laisser sans paroles.
Il fallait donc retrouver la capacité de nommer pour comprendre: trouver Carmen pour lui redonner, à elle ainsi qu’à ses collègues, leur voix, et en même temps, retrouver les mots pour essayer de dire ce que je ressentais.
Je suis fortement inspirée par les films qui se nourrissent du off du réalisateur: Jean-Luc Godard, Chris Marker, Alejandro Guzmán… c’est déjà un dispositif que j’avais choisi lors de mon premier film. L’écriture de cette voix off s’est inspirée aussi de plusieurs relectures, notamment de 1984 de George Orwell ou Le Labyrinthe de la solitude de Octavio Paz.
sh Les vues sur le périphérique de Mexico City apparaissent comme le fil rouge du documentaire. Quel est pour vous la portée de ce motif visuel?
jf J’avais l’habitude, depuis mon adolescence, d’écouter Carmen à la radio, en voiture. Lorsqu’on habite une ville de la taille de Mexico, on passe une grande partie du temps dans la circulation. Les millions d’auditeurs, j’avais l’habitude de l’écouter. Nous le faisions pendant nos trajets matinaux: en route vers l’école, vers l’université, vers le travail, en taxi, en bus… c’est ainsi que, presque intuitivement, je suis sortie filmer cette ville, devenue orpheline de cette voix importante.
Car même lorsque Carmen a pu lancer son émission sur internet, dans un pays où les données sur un téléphone portable restent très chères, cela restait très compliqué de
l’écouter pendant toutes ces heures passées dans les transports.
Propos recueillis par Stéphanie Hontang, 2019
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