Le bétail était souvent en butte aux attaques du loup. Aussi avait-on coutume de dire en ce temps que, pour avoir une vache, il fallait élever deux veaux : le loup et l’Ecouairtse-vé 2 se chargeaient de faire disparaître l’un des deux.
Pour mettre en fuite le loup, les bergers employaient une espèce de crécelle appelée remette, qu’ils agitaient par intervalles et qui produisait un bruit affreux.
Nous nous souvenons d’avoir vu l’un de ces instruments remisé dans un grenier des Piguet-Dessous.
Nos ancêtre croyaient, à propos des loups, les choses les plus étranges. On disait entre autres que, lorsque la faim les poussait, ils venaient manger une espèce de terre glaise au bord de la rivière : E zaou la chance tié medgévon l’erdzele, san tié s’érei zaou dèvoûra ! 3 disait le conseiller Jaques-David Piguet, à propos d’une rencontre avec deux de ces animaux.
Dans un compte de commune fourni en 1735 par David Piguet, gouverneur, on voit qu’il fut payé à David, fils de Moïse Golay (Moïset), la somme de sept florins six sols pour la paie de trois loups qu’il avait tués.
Pourtant, le plus souvent, les méfaits de ces dangereux voisins restaient impunis. On avait si souvent maille à partir avec eux que leur nom revenait à chaque instant dans la conversation de nos ancêtres, et qu’il s’était formé, à leur propos, tout un vocabulaire, tombé depuis en désuétude.
- a-t-en pendant que le loup soupe !, disait-on à un enfant qui s’attardait chez des voisins.
On entendait parfois, pendant la nuit, le loup bailler devant la porte de l’étable. Nos ancêtres prétendaient que l’on comprenait distinctement : Tié lâtson tai ! 4
Souvent on entendait dire : « Nous avons un veau qui a été navré 5 cette nuit. » Ou bien : « Nos vaches ont été dessodées. »
Essayons d’évoquer une de ces scènes des temps passés :
… Le soir, après avoir terminé leur rustique travail, les bergers ont donné un dernier coup d’œil au troupeau. Puis ils ont fermé la porte du chalet et se sont couchés pour la nuit.
Avec l’obscurité, une grande paix couvre bientôt la montagne. Les sapins chantent doucement au souffle de la brise. Sous la douce clarté des étoiles, quelques vaches paissent encore. La plupart sont couchées çà et là et, gravement, ruminent.
Soudain, une clameur retentit. Un beuglement sinistre, qui ne ressemble à aucun autre cri ! C’est une vache qui a éventé le loup et qui jette son cri d’alarme. Aussitôt de tous côtés les vaches accourent en poussant le même beuglement. Elles sont dessodées. C’est un concert qui donne le frisson.
Elles se réunissent en cercle, les jeunes, en arrière ou collés aux flancs de leurs mères qui, têtes basses, les cornes en avant, attendent bravement l’ennemi.
Souvent celui-ci, intimidé par cette mise en scène, se retire prudemment, et va chercher ailleurs une meilleure fortune.
Souvent aussi il a réussi de surprendre quelque veau isolé qu’il a saisi entre les jambes de derrière et qu’il se met incontinent à dévorer. On a vu arriver au chalet de ces malheureuses bêtes, vidées en partie de leurs entrailles et qui marchaient encore.
Le matin, à l’heure de la traite, le troupeau rentrait, l’œil fiévreux, la mamelle tarie. Parfois les plus courageuses montraient leurs cornes souillées de sang, auxquelles adhéraient encore des touffes de poil fauve : elles avaient lutté avec le loup !
Le fait se produisit encore en 1871, sur le pâturage dit Chez Henri à la Veuve.
Le loup montrait parfois une audace et une voracité inouïes.
A peu près à la même époque, les bergers de la Thomassette, occupés à traire en pleine après-midi, furent alarmés par des bramements de détresse, et mirent en fuite un loup qui avait attaqué un veau à vingt mètres du chalet. Cela n’avait duré que quelques instants, et pourtant le pauvre animal était éventré et, disait un témoin, il lui manquait plus de dix livres de chair.
Chaque hameau avait ses traditions, racontant les hauts faits du terrible bandit.
Citons cette anecdote, qui se place aux environs de 1740 :
C’était le jour de la montée Chez le Grand David. La fête battait son plein lorsque le berger, un bourguignon, vint y mettre fin en s’écriant dans son patois :
Tsantè, vo z’ai bia tsantè,
Lou leu à tiuai lou botset ! 6
Les histoires de gens suivis par des loups abondent. On ne cite cependant pas d’exemple qu’ils aient attaqué des humains.
Cela peut être arrivé dans les premiers temps de la colonisation, alors que ces animaux étaient très nombreux, mais on n’en a pas gardé le souvenir.
Il est cependant certain que, si nos ancêtres garnissaient leurs fenêtres avec des barreaux de fer, ce n’était pas à l’intention des seuls malandrins, qu’un canon de mousquet mettait souvent en fuite, ou qui, s’ils étaient en nombre, d’un coup de bélier dans la porte de l’étable, avaient tôt fait d’en briser les verrous de bois.
Ces barreaux les garantissaient surtout des loups, qui, chaque hiver, parcouraient la campagne et qui n’auraient pas manqué d’enfoncer ces fenêtres à fleur le sol pour se jeter sur les habitants.
Le danger de ces attaques ayant disparu plus tard, l’habitude de barrer les fenêtres se maintint cependant encore longtemps. Ce fut à la suite de l’incendie du Crêt-Meylan en 1764, que cet usage commença à se perdre, un vieillard étant resté dans les flammes à cause de ces barreaux.
1 Extrait de « Notes sur passés des Piguet-Dessous », de Paul-Auguste Golay, revue histoirque vaudoise de 1923, pp. 25à 289.
2 L’écorche-veau, nom donné par les montagnads au joran.
3 J’ai eu la chance qu’ils mangeaient de l’argile, sans quoi j’aurais été dévoré !
4. Qu’ils lâchent tard !
5 Dévoré.
6 « Chantez, vous avez beau chanter. Le loup a tué le bouc ! »
David des Ordons