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Voici un petit récit que m’avait fait parvenir feu Eric Berney. Je pense qu’à l’époque cette agression avait sûrement fait des gorges chaudes dans les chaumières des Bioux et dans toute La Vallée. La fabrique mentionnée dans le texte n’est autre que l’usine Valjoux.
Gil Berney
C’était le jeudi 7 décembre 1917. On n’avait pas encore la compagnie AVJ et ses camions à larges lames d’acier pour ouvrir la route cantonale et amonceler la neige en hauts remparts à gauche et à droite. C’était encore le temps où, si la couche de neige dépassait le mètre, on ouvrait la route avec un énorme triangle de bois traîné par dix ou douze chevaux, que suivait un groupe de charretiers habillés de vieilles tuniques militaires, qui excitaient les bêtes de leurs voix sonores et de claquements de fouets.
L’hiver était rude. Il n’y avait d’autre circulation que les rares traîneaux dont on entendait teinter les grelottières. C’était le plus souvent de grosses luges tirées par un seul cheval et chargées de longs bois du Risoud, destinés aux scieries de L’Abbaye. Passaient de temps en temps les traîneaux légers du boulanger ou du boucher, et encore ceux des médecins, ou du vétérinaire, le Dr Décombaz, portant chapeau melon et drapé dans une grande pèlerine noire, Le Dr Sallin du Pont au pince-nez aristocratique, et le vétérinaire du Solliat engoncé dans un ample manteau de fourrure. A part cela, la voiture postale conduite par Eugène Gaudin ou César Greissen, faisait la course Le Sentier-Le Pont, deux fois par jour, les quatre roues chaussées de lugeons bien ferrés. Et encore, à pied, les gamins à l’heure de l’école, les ouvriers et ouvrières à l’heure de la fabrique, et les paysans à l’heure de la laiterie.
La fabrique, aux Bioux, à cette époque n’était pas le grand bâtiment que vous pouvez voir aujourd’hui. Il n’existait que le premier corps du côté du vent, construit au début du siècle. Il y avait deux patrons, les frères Reymond, John et Charles. L’usage était que le jour de paie, l’un des deux aille à la banque au Sentier chercher le numéraire pour remplir les sachets. On ne connaissait pas encore les «comptes salaires» auxquels huitante ouvriers et ouvrières le salaire se payaient en espèces. Ce jour-là, je ne sais pour quelle raison, un des fils Reymond, Lucien, tout jeune homme, qui travaillait dans l’entreprise familiale fut chargé de se rendre à la banque, à la place de son père ou de son oncle. Il n’était pas question de faire la course à vélo comme en été et à cette époque les skis étaient presque inconnus; c’était à pied, la neige crissant sous les souliers. On lui remit à la banque la somme habituelle, quinze mille francs, sauf erreur, dont douze en billets de banque et le reste en monnaie. Lucien logea soigneusement les billets dans les poches intérieures de sa veste et la monnaie dans une grosse sacoche de cuir qu’il portait en bandoulière.
Sur le chemin du retour, alors qu’il arrivait à la sortie du village de L’Orient, à la croisée des Crêtets, un homme arrivait de la Golisse. Un inconnu, barbu, portant un long manteau que Lucien se souvint d’avoir vu au Sentier, alors qu’il sortait de la banque. Il continua sa route sans y penser autrement, mais se retournant comme il arrivait au contour du Crêt de L’Orient, il vit l’homme à une centaine de mètres derrière lui. Lucien se rendit bientôt compte que, bien qu’il marcha assez rapidement voulant arriver à la fabrique avant midi, l’homme se rapprochait de lui et allait le devancer. Il se tira un peu sur la droite pour le laisser passer, mais au moment où il arriva à côté de lui, l’homme sortit de dessous son manteau une matraque d’acier et lui asséna un violent coup sur la tête. Ils étaient alors à mi-chemin entre les deux villages, à l’endroit où un ruisseau dévalant le talus en amont s’engouffre dans un aqueduc sous la route. Une lutte s’engagea. Lucien, bien qu’étourdi par le premier coup qu’il avait reçu et saignant abondamment, se défendit de son mieux. L’homme réussit à le jeter par terre. Lucien ne se releva pas, faisant le mort pour voir ce qui allait se passer. Il sentit que l’homme le prenait à bras le corps et le soulevait, s’approchant du ruisseau. Comprenant qu’il allait être jeté dans l’aqueduc il réussit à s’accrocher à la barrière et la lutte reprit de plus belle, l’homme à coups de matraque et Lucien à coups de poing et coups de pied. Mais au bout d’un moment, voyant que l’homme allait l’emporter, Lucien rompit la lutte, se recula de quelques pas, et détachant la sacoche la tendit à bout de bras à l’homme en lui disant: «Prends et fous le camp!» ce que l’homme s’empressa de faire, en s’enfuyant à travers champs dans la direction du Vieux-Cheseaux, en brassant la neige jusqu’aux genoux.
Lucien partit de son côté, courant vers le Bas-des-Bioux où il arriva à la maison de la sage-femme, seule à avoir le téléphone. En quelques phrases il lui conta son aventure. La sage-femme s’empressa d’aviser la gendarmerie en précisant que l’homme avait pris la direction de la Golisse. Puis après avoir téléphoné à la fabrique pour aviser la famille, elle pansa Lucien qui était tout contusionné et ensanglanté. Au reçu du téléphone de la sage-femme, deux gendarmes se portèrent à la tête du lac accompagnés de quelques autres citoyens. La tête du lac, à bise des Crêtets, n’était pas embuissonnée comme maintenant. C’était un terrain découvert, où quelques saules seulement dépassaient les roseaux et les joncs. L’homme fut facilement repéré par les gendarmes. Il tentait de traverser l’Orbe gelée en amont de son embouchure. Il dut voir les gendarmes alors qu’il était à peu près au milieu de la rivière.
Que fit l’homme exactement? Les témoins ne sont pas d’accord. Les uns l’ayant vu sauter sur la glace pensent qu’il a voulu la briser et ainsi être englouti dans la rivière et y trouver la mort par noyade. Les autres pensent que, sentant la glace peu solide et la voyant se fendre sous ses pieds, il a voulu sauter plus loin et échapper à la noyade, ceci sans succès, la glace étant moins solide dans le milieu de la rivière à cause du courant. Quand les gendarmes arrivèrent au bord de l’Orbe l’homme avait disparu.
On repêcha le corps sans trop de peine. On fit, sans succès, quelques essais de réanimation. Voyant qu’il portait barbe et chevelure postiches un des gendarmes les lui enleva. Dans le groupe d’hommes qui avaient accompagné les gendarmes quelques-uns le reconnurent. Il avait travaillé dans la région quelques années auparavant. L’enquête de la gendarmerie apporta quelques éclaircissements. L’homme habitait Genève. Il connaissait la région et ses habitudes. Il avait bien calculé son coup. On trouva sur lui un passeport avec visa pour entrer et séjourner en France. Il avait calculé qu’après avoir assommé sa victime et l’avoir dépouillée de son argent puis jetée dans l’aqueduc, il aurait le temps de retourner à la Golisse, prendre le train descendant sur Vallorbe vers midi, puis celui de Paris qui devait correspondre. Avant une heure, il aurait franchi le tunnel du Mont d’Or. Pas vu, pas pris! Disons encore qu’il avait pris la précaution de tendre des cordes dans l’aqueduc pour retenir le corps de la victime, si les eaux avaient été assez hautes pour le faire flotter jusque-là où le ruisseau revenait à ciel ouvert. Le crime était manqué! Malgré la tactique aussi crapuleuse que savante de l’auteur. Il est probable que l’homme attendait l’un des frères Reymond, qui était dans la cinquantaine et non pas un jeune homme bien bâti, gymnaste solide et souple.
Le temps d’exécution était limité, il fallait qu’en quelques minutes la victime ait disparu dans l’aqueduc, un traîneau ou un piéton pouvant surgir à tout moment. Le plan de l’homme était de rentrer à la Golisse par les Crêtets. La résistance de Lucien lui ayant pris du temps, il accepta la sacoche pour en finir et tenta de traverser l’Orbe sur la glace pour arriver assez tôt à la gare. Ce fut sa perte!
D’après certaines témoignages, c’est lorsque l’homme, qui avait vécu son enfance dans la région où ses parents habitaient encore, fut reconnu que l’on cessa les tentatives de le réanimer, estimant… que ce n’était pas la peine…! Aurait-on pu y arriver? Un des hommes qui avait participé à l’affaire et qui décéda de la grippe en 1918, s’en posait encore la question sur son lit de mort.
Eric Berney