
On était encore au lit quand l’on entendait le bruit des grelottières du triangle du village chargé de dégager les rues secondaires. Il était tiré par deux chevaux, celui à André Rochat du Haut-des-Prés, et le second à Samuel Rochat dit Pache de l’Epine-dessous, deux maisons foraines. Cette provenance permettait aux deux charretiers et à leurs chevaux de dégager en premier le chemin joignant leur domicile au village, puis de s’engager en ces ruelles, où la neige, par les courants qu’elles engendrent, était plus épaisse que partout ailleurs. Alors le triangle, plutôt que de prendre la masse accumulée pendant la nuit de front et à ras le sol, flottait au-dessus. Si bien que les premiers passants enfonçaient en elle presque autant que là où aucun véhicule n’avait encore passé pour dégager le chemin.
Le doux bruit des grelottières que l’on n’entend plus que dans le souvenir. Il dénotait le fait que certains travaillaient déjà tandis que d’autres dormaient encore ou prenaient tranquillement leur petit déjeuner, sans se soucier du temps qu’il fait, avec parfois une bise à tout casser qui chassait justement la neige en ces ruelles étroites où elle tourbillonnait tant que ce n’en était pas tenable.
Pour quant à la grande route, elle avait déjà été dégagée par un lourd camion de l’AVJ muni du gros triangle à deux ailerons qui giclait la neige sur les deux côtés en faisant de puissants revons 1. Qu’il s’agirait bientôt pour chacun de peler pour laisser libre l’accès à sa maison. Le formidable engin ne pouvait pas se rabattre sur le côté pour laisser passer les voitures qui, fort heureusement, à l’époque, n’étaient pas nombreuses. Le chauffeur et son aide descendaient alors de leur cabine et repliaient une moitié du triangle après avoir enlevé une grosse cheville. C’était primitif, on menait ce travail à grands coups de marteau bien que les deux ailes remises en place permettaient de dégager la route en une seule fois, et non d’un seul côté à la fois comme aujourd’hui.
La neige. Le souvenir vous en fait retrouver des montagnes alors que certains hivers déjà, et de tous les temps selon les almanachs dont on remplissait les pages de considérations météo, elle pouvait être rare, rare comme aujourd’hui. Mais telle est la mémoire de l’homme qui ne sélectionne que ce dont il a envie !

A l’époque, au domicile de chacun des propriétaires, un seul moyen de dégager la neige, la pelle. Aussi, si la maison était à quelque distance de la route, ne pratiquait-on que juste un chemin en lançant la neige sur les deux côtés. Et si les chutes se poursuivaient plusieurs jours et nuits, ce ne serait plus au final qu’un étroit couloir avec de chaque côté un rempart de neige qui pouvait dépasser les deux mètres de haut. Pour les enfants, plus il y en avait, plus ils étaient contents, déjà prêts à creuser des fortins dans cette masse énorme. Pour les adultes, ce que l’on entendait plutôt, c’étaient leurs « charognées » contre l’hiver, qui les amenaient à se promettre dès le printemps venu de changer de patrie ! Et pourtant très peu ont déménagé à cause de ces inconvénients plus passagers que constants, rivés en leur rude coin de pays comme un clou sur une planche.
La tâche était plus difficile encore pour le paysan qui devait sortir son fumier et quelque temps l’on avait découvert au petit matin, qu’il neige, qu’il souffle une bise à vous arracher les deux oreilles ou qu’il fasse -20°, alors son petit chemin qui conduisait de l’écurie au tas que l’on voit fumer, est noirci par le fumier qui reste sur la roue de la brouette au sortir de l’écurie. Et puis voilà, la planche vous permettant de monter sur votre tas, épaisse et lourde que l’on ne pourrait plus la bouger, est noire à son tour, avec du fumier sous lequel une couche de glace de cinq centimètres s’est formée. On y va crânement en ayant pris son élan, et l’on arrive tout en haut où l’on vide sa brouette sur le tas tout fumant et avec lequel on se dit que l’on pourrait peut-être chauffer sa maison. C’est ce qui caractérise peut-être le mieux ce vieux village, tous ces tas de fumier, et tous ces paysans que l’on voit avec leur brouette pour le charrier.
L’hiver, avec parfois des températures si piquantes que l’on met un mouchoir sur la bouche afin de ne pas se geler les poumons. Où le thermomètre que l’on a toujours sur la porte devant la maison, et que l’on regarde on ne sait combien de fois par jour, marque ce à quoi en est la température. Quand elle est si basse que l’on ne voit plus l’alcool bleu rentré dans sa boule, un record assurément, on se reconnaît une certaine fierté, bien que l’on sache toutes les difficultés que cela implique. Et si l’on allait battre les records de la Brévine, hein ?
Un pays de loups, vraiment 2.
Hélas la conduite d’eau avait pu geler. Les vaches n’avaient plus rien à boire. On faisait venir un spécialiste qui vous la dégelait à l’électricité. Mais aussi l’on s’apercevait bientôt que le tuyau était fendu dans le sens de la longueur sur dix centimètres au moins et qu’il faudrait appeler d’urgence l’appareilleur pour vous remplacer tout ça. Quelle vie avec ces tuyaux d’eau. Ce que l’on ne sait plus aujourd’hui, tandis qu’une certaine année l’on avait noté -10° dans une remise dont la porte était pourtant fermée 3.

L’hiver les vaches bien à l’abri dans l’écurie et quelle que soit la température extérieure. Leurs gros corps chauds contre lesquels on appuie la tête quand l’on trait. C’est ça, la vie. Et la nuit, on entend, si loin que l’on soit dans la maison, le bruit des chaînes d’attache contre ces mêmes tuyaux. Et l’on sait alors les vaches là-bas, en paix, bienheureuses et cela fait que vous retrouvez tout aussitôt votre sommeil ordinaire et paisible. Quand il n’y a pas une vache à vêler !
C’est votre vie, c’est votre maison, et la neige, sur le toit en une couche de près d’un demi-mètre d’épaisseur si ce n’est plus, vous la protège.
L’hiver, en somme, quand on se souvient, il n’était pas aussi mauvais qu’on veut bien le dire !
1. Le revon est cette bordure de neige que rejette le triangle depuis le milieu de la route contre votre maison. La supposant faite de la neige de deux mètres de largeur au minimum, le matin, alors qu’il a neigé toute la nuit, on peut imaginer son volume !
2 On révéla à mi-janvier 1985, la température maximale jamais atteinte, avec un relevé à la station des Trois Chalets de -45° !
3. En 1985 précisément.
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