De tradition immémoriale
On se souvient avec précision du fumoir de notre maison démonté vers 1985. Il avait été construit au galetas. C’était un gros cube que l’on avait appuyé contre l’une des deux grandes cheminées avec laquelle il n’avait qu’un timide rapport par une modeste porte métallique. Les parois étaient en briques, le sol carrelé et le plafond, de bois, revêtu de tôles. La porte, d’éternit, semblait de construction plus récente. Une fenêtre toute brune de suie donnait un rien de jour. Pas suffisamment pour qu’en pénétrant dans cette pièce coutumière de l’obscurité la plus épaisse, nous puissions apercevoir quelque chose. Aucune ampoule, ni ici, ni même au galetas. Tout se faisait à la lampe de poche.
Des perches avaient été placées à 20 cm du plafond, noires d’une suie épaisse que l’on trouvait aussi au plafond et contre les parois. Des bouts de ficelles, devenues toutes brunes y demeuraient encore attachés. C’est à ces lambourdes, constituées pour quelques-unes de deux éléments que l’on avait cloués ensemble, on ne gaspillait rien en ce temps-là, que l’on fixait les saucisses et les saucissons que l’on voulait fumer, et même le boutefa que chez nous l’on appelait le casa.
La viande nous avait été livrée. C’était sans doute un cochon du grand-père que le charcutier du Pont, Lucien Humberset, natif de la Cornaz aux Charbonnières, avait bouchoyé. Cette viande reposait dans un bac à lessive, toute flasque, d’une blancheur de chair et avec son odeur un peu fade qui ne présageait rien des jouissances gustatives à venir. Elle attendait d’être montée au galetas pour être fumée. Elle reposait pour l’heure à la chambre à lessive. On avait extrait du lot la saucisse à rôtir qui se devait d’être consommée plus rapidement. Raison pour laquelle il convenait d’en distribuer aux autres membres de la famille qui n’avaient pas participé au partage du cochon. La graisse quant à elle était fondue à la cuisine dans une grosse marmite. On la coulait ensuite liquide et toute dorée dans un pot de grès où elle deviendrait blanche comme de la neige. On la servirait pour la cuisine, et notamment pour les röstis que l’on mangeait volontiers avec le vacherin au souper du soir. Les estomacs étaient solides en ce temps-là!
On avait monté la viande au galetas. Il convenait désormais à notre mère de suspendre toute cette charcutaille aux perches du fumoir. Ensuite elle allumait des petits bois dans des bacs de fonte qu’elle recouvrait ensuite de sciure. Celle-ci, lors de sa lente combustion, dégagerait une fumée âcre, si tenace qu’elle en imprégnait les habits. Il conviendrait de renouveler l’opération jusqu’à ce que l’on juge la couleur de la viande à convenance, belle brune, pendue au bout des ficelles et attendant l’occasion d’être consommée.
Ces fumoirs à domicile, tels que décrits, devaient exister dans toutes les maisons de plus de cent ans d’âge. Pour ceux qui n’avaient pas la chance de posséder un endroit de ce type, ils pouvaient s’adresser à ces propriétaires d’anciennes demeures qui leur offraient la possibilité de fumer leur viande dans les grandes cheminées restées en l’état. De telles que l’on retrouve ci-contre et dont le nombre malheureusement diminue d’année en année.
On se souvient notamment que cette pratique concernait la grande cheminée de l’Epine-Dessous. On peut même préciser à cet égard qu’elle avait servi au docteur Convert du Pont désireux de fixer une manière de faire dont la disparition était imminente. Une production malheureusement jamais retrouvée alors qu’elle aurait été un témoignage de plus sur notre ancien temps.
Revenant à l’Epine-Dessus de bise qui n’est qu’à deux pas de l’Epine-Dessous, deux de ses ressortissants avaient pu écrire ce qui suit quant à ces anciennes pratiques:
Mina Denys-Rochat, dans Souvenirs d’enfance, Le Pèlerin, 2004:
C’est en mémorisant ces paroles qu’en pensée, je pénètre dans cette vieille demeure où je suis née le 27 mai 1888. De ce temps-là pas de clé à la porte, un œuf en laiton actionnait le «péclet», et pour la nuit on plaçait un morceau de bois à l’inférieur pour bloquer le dit «péclet». Quelques pas et me voici sous la grande cheminée de bois tapissée d’un nombre impressionnant de saucissons, plaques de lard et jambons. Bien sûr, tout ce bien ne nous appartenait pas. Les personnes n’ayant pas de cheminée profitaient de notre bon vouloir. C’est sous cette antique cheminée à ciel ouvert, avec le va-et-vient des hirondelles sur nos têtes, que nous prenions nos repas tant que durait la bonne saison. Elle tenait toute la surface de la cuisine. Par terre des immenses dalles de pierre disparates et polies par les siècles. Puis voilà le cendrier, l’âtre, le buffet à pain, un autre buffet qui se fermait avec la table à un pied, et bien sûr le four à pain jamais utilisé de mon temps. Papa avait peur de mettre le feu à la maison. Il a fallu les guerres de 14-18 et de 39-45 pour lui redonner sa raison d’être.
[…]
En janvier c’était la boucherie. Papa s’y entendait. Il faisait l’office aussi chez Sami. Avec eux on échangeait la saucisse à rôtir, ce qui améliorait le menu pendant quelque temps. Ce jour-là m’était pénible. J’avais horreur de ce sang et de ces «péclets» de porte tout gras. Comme c’était toujours un samedi, il fallait aider: verser l’eau pour laver les boyaux et tourner la manivelle pour faire les saucisses.
La porte poussée, un corridor menait à la vieille cuisine où un four à pain faisait face à une belle plaque foyère. Une table rabattable fermait un buffet et le calendrier de la Feuille d’avis de Lausanne ornait la porte d’un réduit sis sous l’escalier qui conduisait à l’étage. Dans ce local reposait un sac de sucre qui reçut souvent ma visite. Il est bon, le fruit défendu!
Coiffant tout cela, la haute cheminée pyramidale qui, de par sa perspective, paraissait si haute. De longues tringles de fer articulées, permettaient la manœuvre des couvercles. Le tout était orné sur les quatre faces par des perches où étaient suspendus pour être fumés les délices de la «borne». Année après année, des familles, soit les Zoillon de l’épicerie et les Simond de l’Asile du Mollendruz, confiaient à mon oncle leurs trésors carnés pour les affiner. Une fois un boutefa avait chu et s’était écrasé sur le sol. Je vois encore les familiers de la maison, consternés, entourant cette ruine. Des hirondelles de cheminée hantaient depuis toujours ces lieux. L’année du décès de grand-maman Mélanie, elles n’étaient pas au rendez-vous, ce qui avait bien intrigué James. Quelques années après, même manège et c’était grand-père Elie qui quittait la maison.
Brave vieille maison qui disparaissait dans un incendie en 2000. Fernand Denys, six ans avant cet événement, avait pu conclure le même ouvrage que dessus de la manière suivante:
La porte de la chère maison s’est fermée, les hirondelles sont parties pour toujours et la grande cheminée à couvercles ne fumera plus jamais.
Pourtant ces vieux murs ne sont pas morts. Comme tant de bâtiments anciens et d’églises, ils sont imprégnés par le poids des ans et le souvenir de nombreuses générations.
Des enfants y ont été conçus, y sont nés; des gens y ont vécu et y sont décédés. Dans les chambres profondes des conciliabules y ont été chuchotés, des décisions prises. Certains ont quitté ces lieux volontairement, définitivement peut-être. D’autres y reviendraient avec ferveur. Les gens, les événements, les choses, même les animaux y ont laissé des traces et le vieux toit couvre d’inaltérables trésors de mémoire.
Ceci terminera notre série Dans le cochon tout est bon. Merci de nous avoir suivis. On nous retrouvera dans un nouveau retour dans le passé: La pomme de terre à tout faire!
Patrimoine Vallée de Joux