Les sensation reviennent, à voir désormais les agriculteurs œuvrer sans nous. Nous avons quitté le métier il y aura bientôt un demi-siècle. Que c’est loin. Que c’est près tout en même temps. Alors que l’on s’arrête au bord d’un champ où le foin est étalé, que l’on se penche pour prendre une poignée de ce bon fourrage et le humer avec délice. Quand il est sec, quand il n’a pas pris une seule goutte de pluie et qu’il est dans sa parfaite maturité.
Une simple odeur, mais puissante, qui vous ramène à ces temps où le village tout entier vivait sa période de foin – on n’employait guère le mot de fenaisons – et où l’on voyait le va-et-vient incessant de nos agriculteurs, encore avec le cheval pour la plupart. Alors l’odeur du foin était partout, sur le village, sur les champs, et bien entendu d’une force formidable, émanant du fond des granges où il fermentait. On sentait aussi l’odeur du crottin de cheval quand l’on passait sur les chemins qui, en ce temps-là, avaient deux raies d’herbe, de chaque côté le sillon de terre battue fait par les roues à cercles, et au milieu celui tracé par le pas des chevaux. Des sauterelles fuyaient à notre approche, de belles grosses et dont le bond prodigieux était de près de deux mètres. Grandes et petites sauterelles qui ne sont plus désormais, sans doute tuées par les engrais chimiques. L’homme aime maîtriser la nature pour la production mais non dans ce qu’elle offre en terme de diversité et de beauté.
Des souvenirs reviennent. On allait aux champs de bonne heure le matin. L’oncle était déjà là avec sa faucheuse mécanique que tirait la jument de l’assoce, pour parler ainsi de trois petits domaines gérés en commun. La Brunette qu’elle s’appelait. L’herbe tombait sur le côté par l’effet du peigne et des couteaux. Les pollens des grandes graminées montaient dans l’air qui parfois vous faisaient éternuer. En ce temps-là, pas si lointain qu’il pourrait paraître, les alouettes ne montaient plus des champs de manière toute verticale, pour aller battre des ailes au-dessus de nous tous qui nous nous appliquions à étaler cette herbe afin qu’il n’en reste pas un seul « triquet ». On en parlait déjà au passé. Et l’on n’était pas là pour faire de la mauvaise ouvrage. A tel point que le maître faucheur, notre oncle, son travail achevé, descendait de sa machine, empoignait la faux, et allait faucher les troches d’herbe qu’il avait pu laisser sur le champ, ou celles qui entouraient une borne. Pas question de laisser un seul brin d’herbe dépasser ! Il en était de même avec les talus.
Et puis venaient les neuf heures - ou neuf heures et demie ! - que l’on attendait avec impatience. La tante était arrivée avec son sac et son bidon d’alu avec son couvercle. Elle déposait le tout dans le coin le plus approprié et nous appelait. On ne se faisait pas prier. Chacun trouvait l’endroit le meilleur pour s’asseoir, sur une veste si le sol restait trop humide. La tante avait ouvert le bidon duquel s’échappait aussitôt l’odeur puissante et magique du café au lait. Elle transvasait celui-ci dans nos bols avec une louche. La meilleure odeur qu’il puisse exister découverte de cette manière dans un bout de champ ou sur la grosse pierre d’un vaste pierrier où avaient poussés des arbres devenus gros. L’ombre était propice. A dire vrai, rien que pour goûter encore du café au lait de la sorte, aujourd’hui, on descendrait jusqu’à Lausanne ! On sortait le pain, le fromage, et puis il y avait aussi ces œufs durs dont les coquilles seraient éparpillées parmi les pierres ou simplement dans l’herbe près d’une borne. Elles ne gêneraient personne. Et chacun ressentait la plénitude de cette instant privilégié de cette vie passée.
Mais il fallait bientôt reprendre la fourche pour finir d’épancher et ensuite déchironner et peu après tourner un champ dont le foin était resté à terre toute la nuit, puisque les risques d’orages avaient été jugés minimes. On avait fait des chirons sur une autre parcelle en fait plutôt par la force de l’habitude que par une nécessité absolue. On racontait que ça égalisait le foin.
On était loin du village. On partait à midi moins le quart pour y arriver alors que l’on entendait les cloches sonner à l’église. Qu’elles sont belles et heureuses. On dînait chacun dans sa propre maison pour ensuite dès une heure rejoindre les champs. Retourner, rassembler, charger, les chars étaient si gros que parfois l’on ne rentrait en grange qu’en fin d’après-midi.
C’était donc là une communauté paysanne dont nous faisions pleinement partie. Nous n’en étions pas encore devenus étrangers. Les vacances se passaient à faire les foins. Il y avait ces journées sous un soleil de plomb dont l’intensité te semble moins connue aujourd’hui. Peut-être que parce que tu avais eu le malheur de te mettre torse nu et qu’avec ta peau toute blanche en ce début de fenaisons – on y revient ! – tu avais pris un magistral coup de soleil qui t’empêcherait de dormir une partie de la nuit.
Mais laissons les adultes décharger en grange. C’est leur boulot. Toi, dès six heures, tu es libéré. Tu as soupé et sitôt après tu t’en es allé retrouver la maison de ta grand-mère, là où se donne le gros de l’activité enfantine du soir. L’air est déjà humide. Comme tu les entends, les hirondelles, aller au-dessus du village, partir contre le lac, revenir en des sifflements aigus pour raser les toits des maisons. Elles sont innombrables et heureuses au-dessus de toi qui est libre maintenant autant qu’elles le sont. Elles font leurs nids sous l’avant-toit et recrépissent le sol au pied du mur.
Oui, tu es libre de jouer avec les autres. De t’enfiler entre les maisons pour aller te cacher dans la grange voisine où tu retrouves l’odeur du foin. Tu as oublié ta peine, tu as retrouvé ta pleine enfance. Ils crient. Elle aussi. Elle est cette fille Pieds Noirs venue en vacances. Elle est même souvent la reine du jeu. Elle a une autorité certaine sur le groupe. Parfois on s’installe sur le perron où il y a souvent de grosses chenilles poilues. Alors elle raconte son pays, Alger. Elle parle de rues étroites et crasseuses où les gens se promènent avec un couteau à la ceinture, prêts à te le planter dans le dos ! Elle dit aussi ces pauvres diables qui récoltent des mégots dans les rues, et qui sitôt après qu’ils aient jugé la quantité suffisante, rentrent en leurs tanières, les dépiautent pour en récolter ce tabac qui formera de nouvelles cigarettes. Des choses comme ça, qui sentent la misère et le lointain de ces pays brûlés de soleil. Ici elle vit comme nous. On la retrouve chaque été. Elle marche pieds nus, bronzée. Un jour elle se fera une entaille au pied par la disgrâce d’une brique de verre placée à la mauvaise place sur le chaud du terrain. Je revois encore le sang d’une vilaine blessure. Elle n’en fera pas toute une histoire. Elle est dure à la souffrance.
Mais j’y pense, où es-tu aujourd’hui Marie-Christine ? J’aimerais tellement te revoir et que tu me racontes l’entier de ta destinée. Et surtout que tu puisses me faire savoir que tu n’as pas oublié ces heures que nous avons passées ensemble, toi, plus grande qui ne me regardais même pas. Sans importance. Je n’étais certes pas grand-chose, cela ne m’empêchait pas d’être fasciné par ton étonnante personnalité.
Les odeurs du foin sortent à pleines effluves de la grange ouverte. Il fait doux, il fait bon, tout devient apaisé. Le village déjà s’endort un peu. Le foin des champs dégage maintenant des odeurs humides. Celles-ci règnent partout. Et pour nous autres, il est l’heure de rentrer. Et l’on retrouvera une chambre dont la fenêtre reste ouverte sur la nuit, sur l’humidité de la campagne, sur ces odeurs de fourrage autre le soir, et sur le bruit des grenouilles au bord du lac. Heures bienheureuses mais aussi un peu difficiles quand tu ne trouves pas le sommeil d’être si fatigué, plus encore quand tu es brûlé de soleil et que ta peau restera trop chaude une partie de la nuit.
Rémy Rochat