Il faut se souvenir qu’il fut un temps où dans les villages les fromageries n’existaient pas. A chacun dans sa ferme de gérer sa gouille de lait selon ses désirs. Des quantités par ailleurs souvent assez minimes vu la petitesse des domaines.
D’une fabrication fermière, il ne résulte qu’une quantité de petit-lait très modeste. Avec dans la plupart des cas l’impossibilité d’engraisser un cochon, à moins que l’on ait nourri celui-ci d’une autre manière.
Le problème était différent dans les alpages, au vu de la grande quantité de lait produite par un troupeau, et la nécessité, après fabrication du fromage puis du séré, de trouver une utilisation possible du petit-lait. Celui-ci servait alors à engraisser des cochons. Ceux-ci étaient plus ou moins errants en des temps lointains, puis, dès au moins le XIXe siècle, des porcheries furent construites, en adjonction directe de la bâtisse originale le plus souvent. On les trouvait volontiers à vent.
Retrouver la vie du porcus en ces hauts n’est pas aisé. Il nous faudra recourir ici à quelques ouvrages savants, et en particulier celui de Paul Hugger, de 1975, Le Jura vaudois, La vie à l’alpage, Editions 24 Heures.
A l’origine, le bâtiment ne comportait pas de « boiton » (étable à porc) 1. Les bêtes s’ébattaient autour du chalet et trouvaient refuge sous l’avant-toit, où on leur avait installé parfois un petit abri de planches. Plus tard on adossa fréquemment à la face ouest une petite porcherie en maçonnerie et l’on prolongea le toit. On reconnaît assez facilement qu’il s’agit d’une adjonction ultérieure, car la maçonnerie est différente et l’on a allongé les chevrons. Les portes de ces boitons étaient d’ordinaire si basses, qu’il fallait y pénétrer à croupetons pour le nettoyage. Souvent l’établie est entourée d’une petite enceinte carrée qui sert de cour aux animaux. Dans certains chalets comme Pré d’Aubonne et Pré de Rolle, l’annexe de la porcherie, coiffée d’un toit à une peule pente, trouve fort esthétiquement son pendant dans une étable à veaux de construction semblable.
La forte récession de l’économe laitière sur les alpages a pour corollaire un recul de l’engraissement des porcs. Là où l’on s’y livre encore, on a construit des étables plus spacieuses et plus claires. Lorsqu’il fait chaud, on refoule les mouches en tendant sur l’entrée une toile de jute 2.
Si les chèvres, qui jouaient jadis un rôle important dans l’économie rurale de La Vallée par exemple, ont presque entièrement disparu de l’alpage, les porcs, eux, se sont étonnamment bien maintenus, en contraste avec le recul de la production laitière. Leur nombre s’est même légèrement accru, grâce aux nouvelles méthodes d’engraissement. Jadis, à la fin de la saison, l’amodiataire amenait ses bêtes au boucher, sur un char à ridelles couvert et rembourré de paille. Aujourd’hui il se voit obligé de vendre une partie de ses bêtes dans le courant de l’été car, en grandissant, elles consomment davantage ; or le petit-lait, justement, diminue vers l’automne. Le boucher vient alors les chercher à l’alpage 3.
Nos souvenirs propres concernant les cochons à l’alpage sont insignifiants. Juste se souvient-on avoir entendu dire qu’avant la construction d’une annexe au chalet en vue d’y établir une porcherie, les cochons étaient parqués directement dans l’écurie. Un parc leur était attribué. Toutefois les bêtes étaient si voraces qu’elles en arrivaient à mordre jusqu’au cœur les lattes des barrières et à s’enfuir. Il convenait en conséquence de briser ou de limer les dents de ces pauvres animaux. Pour ce faire on leur mettait un gros bâton dans la gueule et par un violent mouvement de va-et-vient, on leur cisaillait les dents. Pratiques d’antan que plus personne ne tolérerait de nos jours.
Pour parvenir en ces lieux, tout jeunes encore, les porcs pouvaient être montés dans un char. Ou participaient à la montée à la suite du bétail à cornes. Cette situation est visible sur une fameuse poya de Silvestre Pidoux (1800-1871), habitant de la Gruyère.
Pour la descente, le charcutier ne tenait d’aucune manière à se charger du déplacement de ces animaux peu dociles quant à former un troupeau. La conduite de ces bêtes du chalet au village était toute une aventure. Annette Dépraz, dans ses souvenirs, raconte la fameuse équipée d’une descente de cochons à la fin du tragique mois de septembre 1914. Précisons tout d’abord que dans le cadre de cet amodiation, les porcs à engraisser étaient achetés non en Suisse, mais en France, territoire sur lequel étaient situés les alpages de La Laisinette et de la Bien Aimée où son père montait son bétail:
Je vais vous raconter. En 14-18, la guerre avait éclaté, le premier août. Tout le bétail était en France. Les gens partaient tous. Les troupeaux arrivaient pendant la nuit. C’était affreux. Les fruitiers avaient été mobilisés. Chez nous, ils étaient tous partis, sauf le grand-père qui avait eu une pneumonie une année avant et puis qui était monté au chalet uniquement pour surveiller. Et puis Jules-Pierre. Tout le reste était mobilisé. Il restait là-bas tout seul avec le troupeau, une cave de fromages et puis une quarantaine de porcs. Vous vous rendez compte ? Les vaches descendaient pendant la nuit. Des fois avec un homme. Chez mon beau-père ils avaient mis leur bétail aux Laisinettes. Elles étaient revenues à la maison seules. Mais les génisses qui n’avaient pas l’habitude… mon beau-père était allé les rechercher jusqu’à Apples. Elles avaient suivi le troupeau. Personne pour les conduire. Quelle salade !…
Et puis tous ces porcs… Voilà que le grand-père du Moulin était bien lié… on dépendait de la douane de Petite-Chaux, un village au vent de Mouthe. Petite-Chaux, Chaux-Neuve… La route actuelle qui traverse le Risoud n’existait pas. Il y avait un vieux chemin. Il fallait bien aller avec les chars. Le chef de la douane de Petite-Chaux, un dénommé Canel…
– Les Canel viennent de St Gingolph.
Ce Canel, il a passé encore souvent au chalet. Il savait qu’on était correct. Il avait de bonnes relations avec le grand-père. Le papa lui avait dit :
– Que veux-tu qu’on fasse ? Les Français ne veulent pas qu’on sorte les porcs à cause de la guerre. On a acheté de la farine à Mouthe, il n’y a plus rien. On ne trouve plus rien à manger. Que veux-tu qu’on fasse avec les porcs ? Il faudrait que je puisse les passer en Suisse pour notre usage…
– On a toujours eu des bons rapports et tout. Je vais faciliter la chose. Mais motus ! Je n’enverrai point de patrouille à tel ou tel endroit, tel jour et telle nuit. Alors je vous dis exactement le chemin.
Chez nous ne savaient pas tant le chemin. Et puis il y avait pas loin de la Laisinette, une maison au bord de la route, une gargote. C’était un type, on lui disait Salin. Il tenait cette gargote-là, au bord de la route. Et puis de temps en temps, quand il manquait un domestique au chalet, il allait pour le remplacer. C’était un contrebandier. Alors ils sont allés lui demander s’il connaissait le chemin.
– Bien sûr, qu’je l’connais !
Ils lui ont demandé s’il voulait les conduire moyennant… tu comprends, il fallait le payer… que oui, qu’il irait leur montrer le chemin. Le grand-père était, tu sais, bon, il était allé prévenir le Gros Elie. C’était un homme des Charbonnières qui tenait le chalet voisin, sur Les Loges, qui était dans la même situation. Il était donc allé lui dire s’il voulait profiter de l’aubaine. Il avait été là-bas. On a Jules-Pierre, le Gros Elie et avec Salin qui se mettent en route un soir, C’était par les sept huit heures, avec des porcs fous. Ce qui n’est pas facile à mener. Savez-vous quand ils étaient arrivés aux Charbonnières ?
– A sept heures du matin ?
Le lendemain, à quatre heures de l’après-midi !
Le chemin les avait amenés direct sur le Solliat. Ils avaient traversé le Risoud derrière le Solliat, et puis y avait fallu revenir. Et les cochons, vous savez comme ils sont !
Rémy Rochat
1 Boiton. Du gaulois boteg: étable.
2 Paul Hugger, Le Jura, pp. 97-98.
3 Hugger, op. cit. pp. 122-123. A la page 124, il précise que pour l’année 1969, il y avait 968 porcs sur les alpages du district de La Vallée pour 7029 vaches, 35 chevaux et 4 chèvres.