J’ai retrouvé celles-ci le 10 février 1881, à la même heure que l’an passé, soit à 14 heures, alors que les employés avaient recommencé le travail depuis un bon moment. D’aucuns étaient allés manger tantôt à l’Hôtel de la Truite. Pas fou, le directeur local des glacières du Pont, Edgar Rochat, il gagne sa croûte à ce poste, et en plus il rallonge en donnant à manger à ses employés!
Ainsi qu’on aurait pu le supposer, l’on a procédé à quelques innovations l’an passé, dès aussitôt la récolte finie. Notamment on a construit à vent de l’entrepôt ce que l’on appelle un carrousel. Sa fonction est de pouvoir monter des blocs de glace à la verticale pour ensuite les répartir dans les entrepôts au moyen de glissières. On peut décrire ce carrousel comme ceci: un escalier tournant qui vous conduit tout au haut du bâtiment, à quelque 10 mètres de haut, là où se trouve un grand carré, un couloir (le vide) dans lequel, par le moyen de poulies et de câbles actionnés par des chevaux ou des mulets tournant justement en carrousel dans le bas, on monte la glace dans de grandes caisses. Ceci afin de remplir le bâtiment à un niveau que l’on ne peut pas atteindre par le pont de grange, si l’on peut parler de la sorte. Ainsi l’on pourra augmenter encore le volume total du stock de la glace.
On en est cette année avec un nombre d’ouvriers de 115 à 120, à ce qu’a pu me dire Edgar, avec 15 à 18 chevaux ou mulets. Les uns actifs au transport de la glace du lac à l’entrepôt, les autres au manège de l’ascenseur. Et l’on a aussi innové en remplissant les glacières avec l’aide de glissières un peu partout, répartissant de cette façon les blocs les uns à côté des autres, ce qui a supprimé les brisures trop nombreuses de la récolte précédente, alors que l’on entassait n’importe comment, a aussi diminué les vides, état qui permettra à la glace de mieux se conserver le prochain été.
Je me suis positionné à quelque distance des employés. J’ai fait tout comme notre photographe du Brassus revenu à l’occasion de cette deuxième récolte. Les fiers-à-bras ont toujours revêtu leur blouse, mêmes souliers, mêmes couvre-chefs. Il fait beau. La récolte va bon train, et si tout va bien, dans deux semaines la glacière sera pleine. Avec en stock 20’000 m3, pesant approximativement 18’600 quintaux métriques. Statistiques très intéressantes. A ce sujet on m’a indiqué que l’autre jour il a pu se rentrer le chiffre incroyable de 1034 traîneaux. Ce nombre est si exorbitant qu’il convient de s’y attarder un peu.
Donc 1034 traîneaux, avec pour chacun 5 quintaux métriques, cela donne environ 5’170 quintaux métriques de glace emmagasinée journellement. Mais ce n’est pas le volume qui intrigue le plus, c’est le nombre de voyages. Supposons une journée de dix heures. On a en conséquence 103 traîneaux qui rentrent chaque heure dans la grange, soit un traîneau environ toutes les trente-cinq secondes! On occupe 13 charretiers – deux pour le carrousel –. Ils devraient donc faire la tournée chargement-déchargement en 8 minutes, 3 minutes pour décharger et descendre, 2 minutes pour charger et 3 minutes pour monter et arriver au pont de grange. Cela nous semble impossible mais acceptons-en quand même l’augure, car il serait très inconvenant d’accuser Edgar de mensonge.
Il n’empêche que cette activité est prodigieuse. Au bord du lac, l’un récupère un bloc de glace avec une gaffe, gros morceau aussitôt pris en charge par les collègues qui le tirent illico presto par la glissière sur le pont du traîneau. Et ainsi de suite, pour les trois blocs du chargement. Il n’y a vraiment pas de place ici pour les feignants!
On le constate, si la glace reste d’une pureté admirable, par contre les environs des glacières, aujourd’hui que la neige fond, sont d’une saleté repoussante, boue et flaques d’eau, crottin de cheval dont l’odeur est perceptible partout, voilà une sorte de cloaque où tu ne mettrais pas les pieds.
On s’est laissé dire aussi autre chose. C’est que le carrousel, si utile pourtant cette année, sera déjà démoli en fin de saison. La raison est que la demande de glace est telle qu’il faudra agrandir les locaux. Et on ne peut le faire que du côté de vent. Tout ceci prouve au moins que les glacières sont dans la bonne voie et qu’elles ne pourront qu’aller de succès en succès.
Une chose encore à préciser, et plus tragique. L’an passé l’on a voulu améliorer le sciage sur le lac par un nouveau système. L’on a donc attelé deux mulets à une sorte de charrue à glace. Malheureusement ce que l’on n’avait pas prévu, c’est que l’engin était lourd, rajoutez-y le poids des deux bêtes et une glace pas assez solide, et que tout a disparu dans les eaux, mulets y compris. Edgar m’a raconté l’événement les larmes aux yeux. En conséquence l’on en est resté aux bonnes vieilles scies à glace.
Notons encore que si l’endroit où nous sommes était encore il y a deux ans en son état naturel, avec les champs du village qui descendaient jusqu’au bord du lac, aujourd’hui l’on ne reconnaît plus les lieux.
Mais une fois encore, assez parlé, il faut que je retourne à la poste où du travail m’attend, ne serait-ce qu’avec la correspondance des glacières sans cesse plus conséquente, celle aussi de tous ces étrangers qui viennent nous trouver au Pont depuis quelques années déjà, et que l’on voit remplir les maisons qui tiennent pension. Même en hiver. Allez y comprendre quelque chose. Que ces gens viennent-ils donc chercher chez nous? Cela reste un mystère!
Paul Rochat, frère d’Alexandre, postier au Pont depuis 1878.
N-B: cette exploitation pour le moins inédite de la glace, où il n’y eut sauf erreur de notre part jamais mort d’hommes, que de nombreuses blessures mais en général de peu de gravité – une assurance avait été contactée, preuve que l’entreprise était socialement moderne – donna lieu à quelques bonnes histoires. En voici une.
Un des scieurs glisse et disparaît un instant sous l’onde glacée d’où sa tête ne tarda pas à émerger. On s’empresse de lui tendre une gaffe qu’il repousse au grand étonnement de tous. «Laissez faire le garçon, s’écrie-t-il; je ne veux pas qu’on me pêche comme un vengeron, on me mettrait sur la Feuille d’Avis!» Sur ce le gaillard, qui nage comme un brochet, s’éloigne et trace en riant quelques ronds fantastiques à la surface de l’eau. Puis, quand il jugea sa dignité d’homme suffisamment établie, d’un élan vigoureux, il s’élance sur la couche glacée et d’un air narquois s’approche de ses camarades ébahis qui s’empressent pour lui serrer la main et lui offrir un verre.
En vérité l’homme eut quand même besoin qu’on le tire sur la glace où un baigneur ne trouve aucun point où s’agripper. D’où les courts bâtons à glace avec pointes que les promeneurs emportaient avec eux en cas de plongeon.
Une ficelle liait les deux éléments que l’on se passait autour du cou.
Photos Auguste Reymond, données au Patrimoine de la Vallée de Joux par Daniel Aubert, avec remerciements.