Nous sommes le 21 février 1880, à 2 heures de l’après-midi. Le temps est froid, gris, uniforme. Il n’y a aucune ombre. Les employés des glacières poursuivent la récolte en vue de remplir au plus vite l’entrepôt. Ils profitent de ce que la glace soit épaisse, pure et dure et qu’il y ait de bonnes conditions pour la rentrer.
Mais savez-vous l’origine de ces glacières ? Elle est toute récente, elle ne date que de six mois, à peine. Elles furent installées l’an passé sur les bords du lac Brenet. Une société genevoise a racheté la concession d’Edgar Rochat, vous savez le tenancier de la Truite, mon voisin, et a aussitôt lancé les travaux. C’était à mi-septembre. Construction dite à l’américaine. On ne croira peut-être pas, mais le 1er janvier de cette année elle était déjà fonctionnelle, avec une longueur de 50 mètres et une largeur de 26 mètres, pour une dizaine de mètres de haut, bâtiment uniforme, si ce n’est qu’il soit comme coupé en deux à une certaine hauteur par ce que l’on pourrait appeler un pont de grange, dit à l’allemande, avec à l’arrière le niveau à la hauteur exacte du terrain. C’est donc par-là que rentrent les charretiers avec les traîneaux chargés de glace qu’ils évacuent tout aussitôt en poussant les blocs dans le vide des deux côtés du pont. A cet égard, il y a beaucoup de casse.
Maintenant, ce que nous pouvons voir aux alentours de cette glacière et sur le lac, c’est la récole. Edgar Rochat, vu son dynamisme et suite à la vente de sa concession à la nouvelle compagnie des glaces de Genève, a été nommé directeur local de l’entreprise. Il a fallu néanmoins engager en plus un entrepreneur pour organiser et commander toutes les opérations de la récolte. Cet homme, c’est Baptiste Dassetto, de Gassino, dans le Piémont. Celui-ci a même déjà implanté cette année un commerce au Pont. Il y vend en particulier du vin, italien on le suppose, et des saucissons de Bologne.
Cet entrepreneur a aujourd’hui 21 février 1880, à ce que m’a dit Edgar, 130 ouvriers sous ses ordres. Parmi eux et pour la plupart de simples manouvriers, mais aussi des charretiers chargés, avec mulets et traîneaux, de transporter la glace du bord du lac jusqu’à la grange du haut, le chemin pour ce faire longeant la glacière sur son flanc ouest. Les manouvriers travaillent non seulement à charger les traîneaux, mais d’autres, sur le lac, s’affairent à débiter la glace en radeaux avec de grandes scies spéciales. Ils poussent ensuite ces grandes plaques au bord du lac et les débitent en morceaux à l’aide d’un outil que l’on nomme ici pelle ou ferret à glace, une plaque de fer lourde avec des pointes qui dépassent, le tout bien tenu au bout d’un gros manche. Les blocs ont une longueur de près d’un mètre, une largeur de cinquante et une épaisseur ces temps-ci de soixante centimètres. Ils font chacun environ 250 kg. Ces blocs sont immédiatement pris en charge par des costauds qui les tirent sur une glissière avec leur pic et par ainsi les placent sur le traîneau. Deux ou trois blocs suffisent pour un voyage. Après, hardi petit, l’attelage s’en va remonter la pente pour laisser la place au suivant. Et c’est ainsi toute la journée, avec une activité véritablement formidable, ce qui donne ce spectacle si particulier pour nous autres Combiers qui n’en n’avons jamais vu de tels.
Je suis donc là, parmi ces hommes, à contempler leur travail de titan. Ils sont presque tous revêtus d’une veste sur laquelle, pour la protéger ainsi que pour augmenter sans doute leur résistance au froid, ils ont passé une sorte de blouse d’horloger, mais un peu plus courte. Ils ont tous de gros souliers, et Dieu sait dans quel état sont leurs chaussettes en fin de journée ! Ils ont enfilé des pantalons d’une flanelle épaisse et solide. Ils sont coiffés de capets, de chapeaux, de casquettes et même de bonnets. Car il faut toujours prévoir le froid qui peut à tout moment vous tomber dessus, pire encore quand il est complété par une bonne bise qui vous vient de la Tornaz. On voit au-delà des Glacières la Roche à Gahut qui nous fait un petit clin d’œil. C’est vraiment la première fois, elle qui est là depuis des milliers d’années, qu’elle voit autant de monde dans le coin, et surtout un si gros bâtiment au bord de ce Brenet dont l’entourage était encore il y a seulement quelques mois, absolument nu, sans bâtisse, et même sans aucun arbre d’aucune sorte.
Dans les outils il y a donc ces pelles ou ferrets à glace, mais en plus pour la découpe et la manipulation de la glace, des scies, des pics, des gaffes, des crochets ou crocs, des engins bien spécifiques aux glacières. On voit aussi plusieurs de ces glissoires que l’on sert pour charger les traîneaux. On travaille pas loin du lac, puisque son niveau est cette année relativement haut.
En personnes connues, en plus d’Edgar, j’ai rencontré, et même discuté un long moment avec lui, le photographe du Brassus, Auguste Reymond. Il est venu à la demande d’Edgar pour assister à cette grosse journée de récolte. Il a planté à bonne distance son appareil de photo et il a pris quelques clichés. Il va en tirer des bandes stéréoscopiques qu’il m’a dit, c’est-à-dire qu’il va mettre en laboratoire deux photos sur un carton l’une à côté de l’autre, ce qui fait qu’avec l’aide d’un appareil adéquat, un stéréoscope, vous pourrez voir l’activité des glacières en relief comme si vous y étiez. Paraît que l’effet est formidable. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’Auguste Reymond se rend aux glacières. Il est déjà venu dans le coin avant leur construction, photographiant l’endroit sans aucun bâtiment sur les rives du lac. Puis plus tard il est revenu pour photographier le bâtiment en pleine construction. C’était il y a trois ou quatre mois. Et aujourd’hui encore il est présent parmi nous pour cette belle journée d’exploitation. Celle-ci a commencé à mi-janvier, avec des haut et des bas suivant le temps qu’il a fait. Et au dire d’Edgar, dans deux semaines au plus, la glacière sera pleine et comprendra alors au moins 14’000 m3 de glace.
On constate la présence en ces lieux d’un nombre considérable de personnes venues assister à cette première récolte. Il y a certes nombre de Combiers, mais en plus, des visiteurs venus de Vallorbe, d’Orbe, de Romainmôtier et même de Nyon et de Genève. On voit aussi un instituteur avec ses élèves. C’est Jules-Jérémie Rochat. Il est venu tout exprès des Charbonnières avec ses « protégés » pour leur faire assister à cette formidable récolte, belle leçon de chose qu’il nous a dit, et que les élèves devront rétablir dans leur cahier de composition. Le spectacle est vraiment formidable pour celui qui y assiste pour la première fois.
Il y a aussi quelques dames bien encapuchonnées. A discuter avec elles, on a su qu’elles préféraient mieux être dans leur tenue que dans celle de ces fiers-à-bras, qu’elles plaignent non seulement pour la dureté de leur tâche, mais aussi pour les conditions extrêmes qu’ils peuvent parfois rencontrer. En ce moment tout paraît facile, m’ont-elles dit, mais ces jours passés, c’était épouvantable. L’une de ces bises. Et certains, même pas avec des gants, vous vous rendez compte. Comment diable font-ils ?
Un métier de durs. En fait ces ouvriers, ce sont essentiellement des Valaisans. Ils sont venus en nombre de leur canton où ils ont l’habitude d’exploiter la glace directement à la tête des glaciers, avec pour le transport en plaine tout un système de chars et de mulets. Ceux-là auront précédé, et de beaucoup, le travail tout actuel des glacières du Pont. Mais sans nul doute que celles-ci prendront la relève et seront appelées à connaître un brillant avenir.
Bon assez parlé, il est temps pour moi de rentrer à la poste, où j’aurai ce soir quelques dépêches à envoyer. Nombre d’entre elles par ailleurs sont destinées à la direction, à Genève, qui veut tout savoir, jour après jour, des conditions météorologiques à la Vallée, de la qualité de la glace, de l’état des stocks en glacières, de la période où l’on pourra licencier les ouvriers, toutes choses que m’a précisées Edgar. C’est qu’eux, là-bas, dans leurs bureaux, bien au chaud, ils ne pensent qu’à l’argent qu’ils pourront gagner avec cette nouvelle industrie, et non pas à la peine des hommes et aux difficultés de l’entreprise.
Paul Rochat,
postier au Pont depuis 1878.
N-B : suite à l’article de Paul Rochat, retrouvé récemment dans de vieilles archives familiales du Pont, on peut rajouter ceci.
Le conteur vaudois, Journal de la Suisse romande, daté du même samedi 21 février, offrait le texte suivant:
Durant l’été, la glace mise en réserve, sera expédiée sur la gare de Vallorbes et de là à Genève, Lyon, Paris et autres grands centres, au fur et à mesure des besoins. Elle sera sans doute très recherchée à cause de sa grande pureté. Un bloc mesurant un mètre cube a été transporté, il y a quelques jours, sur une table de la salle à boire de l’Hôtel de la Truite, en présence d’une foule de curieux. Ce bloc était d’une limpidité telle qu’on pouvait lire au travers le titre d’un journal et distinguer parfaitement les traits d’une personne.
Or on a pu le constater d’après les documents concernant cette première récolte, l’épaisseur de la glace n’a jamais dépassé 60 cm. Une épaisseur supérieure est très improbable voire impossible du fait que quel que soit le froid, à un certain moment, la glace constitue une véritable isolation et ne s’épaissit plus. Elle pourrait certes sans doute encore le faire, mais dans le cas d’un environnement soumis à des températures jamais connues par chez nous.
L’histoire du bloc d’un m3 posé sur une table – les pieds tiendraient-ils ? – est donc une légende. Bloc il y eut certainement, mais de 60 à 70 cm d’épaisseur au maximum, pas plus !
Photos d’Auguste Reymond, don au Patrimoine de la Vallée de Joux de Daniel Aubert. Avec remerciements.