Introduction
Nous autres, le soir, nous nous rendons à quelque assemblée d’une société de village ou nous nous calfeutrons dans notre appartement, à l’abri des spectres de la nuit.
Pour lui, Jean-Paul Guignard, qui vivait d’ordinaire tout comme nous, il lui arrivait d’être titillé par la soif de la découverte ou de retrouver pour une nuit la grande paix de la nature. Il partait alors en celle-ci, de préférence en ce Risoud qu’il affectionnait tant et qu’il connaissait comme sa poche. Ce qui suit est le compte-rendu de l’une de ces fameuses pistées qui nous révèle un personnage passionné, original, façonné tout à fait en dehors du moule commun. Suivons-le.
Première partie : un endroit bien singulier
En cette fin de septembre, le crépuscule se fait de jour en jour plus insistant. Discrètement les hirondelles nous ont quittés, abandonnant aux étoiles qu’on avait presque oubliées notre ciel d’automne qui trop tôt s’assombrit. L’heure d’été, hélas, tire à sa fin. Dans les prés où l’herbe repousse un peu après les regains, il y a des vaches et des colchiques.
Le moment est venu de rentrer le vélo et de reprendre la plume pour évoquer les beaux jours qui, reconnaissons-le, n’ont pas manqué cette année. Heureux ceux qui ont eu le temps et la santé pour en profiter !
Permettez-moi de revivre avec vous, en pensée, une de ces belles soirées d’août, lorsque fuyant les tracas du laboratoire des aciers, je m’en allais camper en solitaire à l’autre bout du Risoux.
Ce vendredi-là, il doit être vers les six heures, il y a cinq minutes à peine, j’ai laissé la Golf rouge au bord du chemin des Cent-Poses. Un sac bien garni sur le dos, ma tente sous le bras, je me faufile maintenant à travers les broussailles du Gy-Louis avec des allures de contrebandier. Un douanier qui me surprendrait en cet instant, croirait déjà tenir son deuxième galon !
Voici le sentier balisé de la GR 5, je ne fais que le traverser, poursuivant sans hésitation une trace à peine perceptible, connue de moi seul. Puis la forêt s’interrompt soudain au-dessus du vide béant de la combe de Chapelle-des-Bois. Je continue droit devant moi, sans m’arrêter ; quelqu’un me voyant depuis derrière pourrait croire que j’ai fait le grand saut. Mais je me suis contenté de dévaler quelques mètres d’un talus rocailleux, atteignant sans encombres une petite plateforme en coin, bordée sur deux côtés par un à-pic impressionnant. Des buissons, un ou deux séchons, la rendent presque invisible depuis en haut.
Mon domaine est bien modeste : quelques mètres carrés, pas un de plus ! Juste la place pour ma tente et le sympathique foyer de pierres plates que je retrouve chaque fois avec plaisir depuis de nombreuses années.
A qui appartient en réalité cet incomparable nid d’aigle ? Je l’ignore totalement et je m’en moque bien ! Suis-je déjà sur France ou encore sur Suisse, ou bien moitié moitié sur les deux pays ? Toujours est-il que je me sens ici chez moi ! Le maître absolu, que dis-je, le roi tout puissant de ce royaume minuscule. Un roi couronné d’aiguilles de sapin, dressant pour l’espace d’une nuit, son éphémère palais de toile.
Dans l’humus parcimonieux, je retrouve d’une fois à l’autre les mêmes trous pour les sardines. La tente est prestement montée. Avec ses deux fanions, n’a-t-elle pas un petit air de fête ? La fête du bonheur et de la joie de vivre en communion étroite avec cette nature intacte et grandiose qui m’entoure.
Il me faut encore compléter ma réserve de bois ; mais les branches sèches se font rares et je dois aller les chercher chaque fois un peu plus loin.
Les préparatifs de mon bivouac sont maintenant terminés ; le soleil est encore haut et il est trop tôt pour me mettre à table. Confortablement vautré sur quelques nippes, à deux pas du bord de la roche, je peux dès à présent jouir en toute tranquillité de la paix merveilleuse de cette fin d’après-midi.
Par-dessus les pierres du foyer, mon regard plonge dans la vallée. Une légère bise rabat la fumée d’un feu, du côté de Chapelle-des-Bois. Non loin sur la gauche, les petits lacs des Mortes et de Belle-Fontaine semblent refléter le ciel tout entier, comme des fenêtres ouvertes sur l’infini.
Ma Roche est située à peu près à mi-chemin entre la Roche-Champion et la Roche-Bernard. Comme ses deux voisines, elle fait partie de la longue muraille dominant l’extraordinaire panorama franc-comtois qui s’étend par-dessus les monts boisés et les vallées mystérieuses aussi loin que la vue peut porter.
Dans la vallée, à mes pieds, la vie semble se dérouler au ralenti. A peine quelque vaches, le long de la sagne, au-dessous des Halles, deux ou trois voitures entre les Mortes et Chapelle-des-Bois, mais on ne les entend pas. Cet aboiement sourd qui monte de la forêt, au pied des éboulis ? C’est Ignace, le chien de Victoria, qui a dû renifler quelque bête sauvage. Victoria, c’est la sœur de Marie-Aimé Cordier. Elle habite Sous-le-Risoux, non loin du lac des Mortes. Autrefois, de mon perchoir, je voyais encore un coin de son toit ; depuis, les arbres ont poussé, engloutissant la maison et ses habitants.
Mais Sous-le-Risoux, ce n’est pas le château de la Belle-au-Bois-dormant ! Il y a quelque temps de là, je venais juste de me glisser dans mon sac de couchage, lorsque le profond silence de la nuit fut secoué par un puissant pétard, signalant loin à la ronde que Monsieur Pierre Baud était ce soir-là de passage en ces lieux…
Aux aboiements d’Ignace répondent bientôt ceux des chiens de chasse des quatre frères David. J’aperçois justement deux de ces derniers dans leur champ, pas plus gros que des fourmis, chargeant un ultime char de regain.
Là-bas, c’est Monsieur Cabody, regagnant sa petite maison sur la bosse, au milieu de la vallée. Cet homme hors du commun a passé une bonne partie de sa vie en Afrique ; durant 27 ans il a été Conseiller de Félix Houfouët-Goigny, Président de Côte d’Ivoire. Quel suspense lorsqu’il égrène ses souvenirs… (A suivre)
Jean-Paul Guignard