Vient de paraître chez Haupt, à Berne, l’ouvrage de Peter Krebs, photos Marianne Hassenstein : Auf den spuren der Trockenmauern, 29 wanderungen zu zeugen der schweizer kulturlandschaft.*
Ce livre, qui ne paraîtra malheureusement sans doute pas en français, consacré au patrimoine muretier, architectural et naturel de notre pays, décrit 13 sites répartis essentiellement sur les arcs jurassien et alpin. Un seul site retenu sur le canton de Vaud, le n° 1, la Vallée de Joux ! Avec les pages 10 à 29 consacrées à notre région, et en particulier aux murs de pierre sèche du Mont-Tendre. On s’en détache un rien pour parler… des glacières et bien entendu d’horlogerie !
L’excellente qualité des photos permet de revisiter notre patrimoine muretier, que par ainsi l’on peut comparer à d’autres ouvrages similaires de tout le pays, murs de vigne en particulier qui sont des ouvrages exceptionnels eux, de même, entretenus avec beaucoup de peine et à grand prix.
On comprend mieux par cette excellente présentation, toute la valeur de ces fameux murs que l’on tente courageusement de restaurer – merci aux muretiers ! – avec l’appui du Fonds suisse du paysage et le Parc jura vaudois. Ceux du Mont-Tendre, restaurés il y a quelques années, ont cette particularité d’être particulièrement visibles et admirables puisque courant tout le long de la ligne de crête. Les revoir par l’image, ainsi que d’autres, entourage de puits ou de citerne, passages, nous fait comprendre la valeur inestimable de cet héritage, pourtant nullement décoratif à l’époque, mais de première utilité, séparant les différents et nombreux alpages de la région. On n’est pas à même d’établir un calcul précis de la longueur de tous ces ouvrages, mais l’on arriverait sans doute à une suite de deux à trois cents kilomètres !
Sachant le prix de la réfection ou reconstruction d’un mur aujourd’hui à près de 300.- il est évident que tout ce patrimoine ne pourra pas être remis à neuf. Certains tronçons, les plus visibles, connaîtront encore des restaurations, tandis que d’autres, cachés en forêt ou dans des coins impossibles, resteront en l’état, devenus avec le temps simples tas de cailloux. Remarquons aussi que certains murs ne marquent que d’anciennes limites qui n’ont plus cours suite à des remaniements de parcelles. Ceux-là sont définitivement condamnés, mais offrent quand même de pouvoir se rendre compte à quel point la situation de notre monde alpestre a pu évoluer au cours des âges. Il en est un peu de même des chalets, dont certains ont disparu, devenus simples masures et en des lieux capables de nous surprendre.
Quels beaux murs ! Cela nous ramène à un texte ancien qu’un auteur local, Samuel Aubert, avait pu écrire dans la Revue du dimanche du 6 août 1933. Cet article, désormais oublié, reproduit ici, aura l’avantage de nous faire reprendre contact avec un auteur qui sut non seulement être le premier à nous ouvrir les yeux sur l’incroyable beauté de notre patrimoine naturel, mais aussi un « découvreur » pour lequel nul endroit, si infime soit-il, si caché, de notre région, ne pouvait lui être indifférent. Son fils, Daniel Aubert, en digne successeur, sera le fondateur du Parc Jura vaudois.
Patrimoine Vallée de Joux
Les murs de clôture à la montagne
Les personnes qui voyagent à travers les pâturages du Jura sont toujours frappées par les innombrables murs ou « murets » en pierres sèches qu’à tout instant il faut franchir, tandis que dans les Alpes, ils n’existent pas ou presque pas. C’est qu’ici, les limites de propriétés sont en général formées par des obstacles naturels, ravins, torrents, escarpements, etc. Au Jura, rien de tout cela ; la propriété est très morcelée et la limite est d’ordinaire une ligne idéale, droite ou brisée allant d’une borne à une autre. Aussi, dès que le propriétaire veut convertir son fonds en pâturage, se voit-il obligé de le clôturer. Et depuis des centaines d’années, dans le Jura, ce clôturage a été effectué au moyen de pierres sèches ramassées dans le voisinage et érigées en murs de 1 mètre de hauteur environ.
La construction de ces murs incombe au « muretier » qui choisit à cet effet des pierres aussi parallélépipédiques que possible et les ajuste les unes aux autres de façon à former un ensemble stable et résistant. Les pierres rondes ne conviennent pas. La couverture surtout est délicate ; la meilleure sera toujours formée par des pierres placées en imbrication les unes sur les autres. Malgré tout le soin et la conscience apportés à leur édification, ces murs de la montagne ont une durée éphémère. Le calcaire du Jura est poreux, aussi les pierres en apparence les plus résistantes deviennent peu à peu la proie du gel, se désagrègent et tombent en morceaux. En forêt, les méfaits du gel sont moindres, car les pierres se recouvrent peu à peu de mousses qui constituent une protection relativement efficace.
Mais en plus de ses ennemis naturels, dont le gel, les glissements de terrain, etc., le mur en possède bien d’autres encore; le plus dangereux est sans contredit le touriste négligent qui, en escaladant un mur, déguille une pierre sans le vouloir, mais ne pense pas qu’il est de son devoir de la remettre en place. Le mal n’est pas considérable, mais une brèche est ouverte dans l’ouvrage, qui s’agrandira peu à peu par le passage d’autres personnes, si bien qu’après un temps plus ou moins long, tout un segment du mur s’écroulera. Le propriétaire ou l’amodiateur conscient réparera aussitôt en reconstruisant la partie éboulée. Mais souvent, hélas, que voyons-nous ? Au lieu d’une œuvre durable, on fait du provisoire qui ne remplit pas le but et coûte, après tout, beaucoup plus cher. En effet, on coupe dans le voisinage un beau sapin bien branchu et on l’étend par dessus la brèche. Quand l’opération se répète en divers lieux, conçoit-on le tort que l’on fait à la forêt ? Aux endroits passants, le propriétaire agit sagement et pour son intérêt en ménageant une étroite passerelle dans l’épaisseur du mur.
Partout où le mur s’interrompt pour livrer passage à un chemin carrossable, on édifie un clédar, sorte de porte à claire-voie dont le style varie à l’infini. Ces clédars, il en est de légers et jolis comme tout, qui s’ouvrent et jouent sans effort ; il en est de massifs et lourds dont la manœuvre est une pénitence ; il est de mal équilibrés dont le mouvement de fermeture est une chute et que le touriste s’applique volontiers à embruyer de toutes ses forces, pour le malin plaisir de contempler la rencontre bruyante de l’appareil avec le poteau d’appui. Il en est enfin de forts pittoresques, faits avec des pièces de bois tordues et qui témoignent de l’esprit imaginatif du constructeur, etc. Le système de fermeture du clédar varie aussi à l’infini ; tantôt c’est un cercle de fer ou une couronne faite de branches tressées qui retient le montant mobile au poteau d’appui ; tantôt c’est un système mécanique en fer qui s’ajuste à une sorte de gâche comme le pêne d’une serrure ou bien encore un simple crochet de bois sur lequel vient s’appuyer le longeron moyen prolongé.
Ailleurs, là où le chemin est d’une importance secondaire, dévestiture plus que communication, le clédar fait place à l’emperchoir, appareil formé de trois ou quatre perches amovibles reposant sur un double appui.
La question de la fermeture des clédars est des plus épineuses qui soient et le touriste ne saura jamais tous les ennuis qui peuvent résulter pour les gardiens du bétail de la non fermeture d’un clédar. Et si, parfois dans la montagne, certains bergers n’accueillent pas les visiteurs, les écoles spécialement, avec une amabilité exemplaire, le problème des clédars en est souvent la cause.
Actuellement, vu les frais de construction et d’entretien, on remplace de plus en plus les murs par des clôtures en fil de fer simple ou barbelé. Ces barbelés, le touriste les regarde toujours d’un œil angoissé, car les franchir est une opération malaisée. Le plus simple est de se glisser à plat ventre sous le fil inférieur. Pour le skieur, le cas est plus embarrassant encore et parfois même très dangereux. Parmi les skieurs, il en est qui résolvent la difficulté, munis d’une forte pince coupante…
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Dans le cours des temps, le mur qui longe la sommité du Mont-Tendre a subi de graves dégâts, car la plus grande partie des pierres jetées dans la baume toute voisine ont été prélevées au mur lui-même. On lui a substitué une clôture en fil de fer treillagé qui, par suite du poids de la neige, n’est plus maintenant qu’une ruine. A vrai dire, en escaladant la clôture, les touristes ont contribué eux aussi au dommage. Les propriétaires du fonds eussent sagement agi en ménageant un ou deux passages à travers le grillage ; le public les aurait tout naturellement utilisés.
A la montagne, le mur n’est pas seulement une clôture, mais encore une ligne de repère ; ainsi, vous cheminez au hasard à travers une région plus ou moins boisée, le mur que vous franchissez est un renseignement, vous changez de domaine. A La Vallée, la frontière est partout marquée par un mur bien entretenu. De quelque part, « Derrière-le-Risoud », vous regagnez la « Combe » sans chemin ou le long d’un de ces chemins peu tracés qui finissent des bouts, dès que vous avez atteint le mur frontière, vous êtes averti, - de nuit surtout - vous sentez le home tout proche ; à moins que ce mur, vous ne l’attrapiez en long, ce qui signifie une désagréable désorientation. Plus d’un en a fait l’expérience…
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Pour le touriste inquiété par un taureau agressif, le mur c’est le salut. – « Voilà, bas le mur, on est sauvé », à moins que l’animal, décidément de très mauvaise humeur, ne saute à son tour par-dessus l’obstacle, ce qui se voit parfois.
En parcourant certains grands alpages, vous observerez peut-être quelques mas forestiers entourés d’un mur ou d’une clôture en fil de fer. Cela signifie que le propriétaire, particulier ou commune, a conscience du danger que le parcours du bétail à travers la forêt fait courir à sa régénération, aussi dans l’idée de ménager le recrû, a-t-il clôturé le territoire menacé.
Le mur, ou, plus volontiers, ses vestiges peuvent être d’un intérêt très important pour l’historien qui se livre à des recherches relatives à la distribution ancienne de la propriété foncière. En effet, dans le Haut-Jura, en de nombreux endroits, des bien-fonds ont subi d’importants remaniements dans le cours des siècles. Des propriétés ont été concentrées ou remembrées et des anciens murs limitrophes, on retrouve souvent les restes ou simplement les traces de la propriété.
Jadis, maints pâturages de notre contrée contenaient des prés dont la récolte fourragère servait à l’alimentation du bétail stabulé pendant l’arrière automne. Ils étaient soigneusement épierrés et entourés de murs. A la longue, ces prés ont été annexés au pâturage circum-voisin, mais les vestiges des murs qui les clôturaient sont encore visibles, preuve irréfutable d’une économie abandonnée.
Pour bien des gens le mur n’est qu’un obstacle que l’on franchit en maugréant. D’autres, au contraire, le regardent sans amertume et voient en lui un élément du paysage, tant comme les arbres, des buissons, etc. Et, volontiers, tout en cheminant à proximité, ils se prennent à l’analyser, à supputer la qualité de ses matériaux, sa stabilité ; ils repèrent à son contact un arbre dont la force de croissance est en train de rompre l’équilibre du frêle édifice, ils étudient les variétés de lichens et de mousses qui ont pris pied sur la pierre ; ils jettent un coup d’œil bienveillant à cette plante qui, sous sa protection, fleurit somptueusement, etc.
Les jeunes franchissent des murs en se jouant ; un élan et voilà l’obstacle vaincu. Avec l’âge, il faut compter avec l’enraidissement des articulations et la diminution de l’élasticité des muscles, aussi l’escalade d’un mur devient souvent chose délicate et, dans cette situation, ceux qui ont été jeunes et qui ne le sont plus, tout en prenant garde de ne pas déguiller les pierres, s’appliquent à ne pas se déguiller eux-mêmes !
Samuel AUBERT
* raduction: Sur la trace des murs de pierre sèche,
29 randonnées à la découverte de témoins du paysage culturel suisse