Introduction
Une promenade aux maisons foraines des Charbonnières, à l’Epine en particulier. Arrêt auprès de la vieille fontaine dont le débit en ce mois de novembre a retrouvé de la vigueur. Pavés ronds à l’ancienne, vieille charpente de guingois, toit recouvert de tôles sous les lambris duquel se voient encore des tavillons de plus de cent ans d’âge. C’est là, en cet instant, un vieux passé qui renaît, celui-ci fixé autrefois par une lettre devenue «classique» de Mélanie Rochat, habitante de la partie de bise du voisinage de l’Epine-Dessus. Cette missive envoyée à sa fille Mina Denys-Rochat demeurant à Lausanne avec son mari et leurs deux enfants Georgette et Fernand dit Ferdi.
L’Epine, le 14 février 1929
Chers enfants,
Vous pensez peut-être qu’on est mort de froid. Il me faut venir vous rassurer. En effet, il fait bien froid depuis le commencement du mois. Il y a le matin au village entre –20° et –25°. Ce matin il y avait –30°. Et le pire, c’est l’eau. Inutile d’aller à la chambre de bain. On fond de la neige, de la glace, tout ce qui tombe sous la main. On compte tous les jours sur le cheneau, mais pas une goutte. Notre pauvre fontaine se défend autant qu’elle peut, mais elle va comme de la ficelle. On abreuve encore le soir et chez Sami aussi. Mais le matin, on abreuve devant la maison dans des cuves qui gèlent à mesure. Que d’eau chaude il faut. Le robinet va toujours, mais on attend à chaque instant qu’il va finir; au village, nombre de robinets sont gelés. Il n’y a plus que la fontaine au haut du village qui marche. Nos hommes ne peuvent guère aller au bois cette semaine. Lundi les trois bûcherons ont été au lit avec des forts rhumes. Cela va mieux mais tout le monde tousse. Cela n’est pas surprenant. James est bien ennuyé, pas seulement pour l’argent qu’on ne gagne pas, mais le travail qui ne se fait pas. On ne se plaint pas. On est encore dans des privilégiés car on a assez de bois. Mais on ne peut pas laisser éteindre le feu de la cuisine. Il faut chauffer la cave. On a des pommes de terre gelées. Moi qui les ai tant économisées cet hiver en pelant des petites.
Il faut encore que je vous dise qu’il y a des glaçons à nos cabinets. C’est tout dire. Ce matin, vendredi, il y a –30° au village. On a Elie aujourd’hui. Ils sont partis les quatre pour le bois. On ne sait le voyage qu’ils feront.
J’ai honte de parler de nous. Et vous, mes chers, comment supportez-vous ce froid? Le pauvre Ferdi a-t-il bien froid à l’école en y allant? Et tous ces enfants pauvres mal habillés, comme ils doivent souffrir. Et à Ouchy, ces deux chères amies ont-elles bien froid? Faites leur nos amitiés. Espérons que Dieu aura pitié de notre pauvre humanité et enverra un peu de doux.
Suivent des problèmes d’étoffes et d’habillement et puis une recette pour faire du sirop à la réglisse, de quoi mieux passer ce terrible mois de février. Et Mélanie de conclure:
Recevez, chers enfants, les baisers de toute la famille.
La grand-maman Mélanie

Il convient de revenir sur ce mois de février 1929. Fut-il aussi rude que le décrit Mélanie? Samuel Aubert, dans sa chronique annuelle de la Revue de Lausanne (du mardi 7 janvier 1930), nous renseigne:
Météorologiquement parlant, l’allure de cette année 1929 fut très différente de celle des précédentes. Depuis longtemps, nous subissons les influences des courants atlantiques qui nous valent des hivers doux et neigeux, des étés frais et pluvieux. 1929 a rompu avec cette appartenance et a résolument placé le Jura sous le régime climatique continental caractérisé par ses hivers froids. Certes, cet hiver 1929 fut froid, rude et sec: –32° au minimum absolu.
Froid, oui! Mais tout de même moins froid proportionnellement qu’ailleurs, sur le plateau, car comme disait l’autre: «à la montagne, on a l’habitude d’être exposé au froid, aussi les maisons sont bâties en conséquence et on s’arrange pour faire du feu dedans, de sorte qu’avec -30°, on s’aperçoit moins du froid que ceux d’en bas avec -20°.
Mais revenons à la vie d’autrefois en ces maisons foraines, des Charbonnières en particulier. La petite-fille de Mélanie, Georgette, racontant ses souvenirs en 1992 dans «Mes vacances à l’Epine», pouvait elle aussi témoigner des conditions assez précaires que l’on pouvait y connaître parfois:
Mon premier souvenir date de 1921. C’était lors de la sécheresse. Avec ma cousine Madeleine, j’avais alors cinq ans, nous allions chercher l’eau dans des bidons avec un petit char, d’abord au puits du Crêt de la Robe, sous le chemin formé des deux chemins réunis venant des deux Epine, dessus et dessous. Puis nous dûmes aller jusqu’au village, les puits étant à sec.
Il y aurait beaucoup à dire concernant l’eau de l’Epine. Chez mon grand-père il y avait l’eau courante à la cuisine, je n’ai jamais vu fonctionner la pompe (encore existante) amenant l’eau du puits sur l’évier de pierre dont l’écoulement conduisant l’eau sale dans le «creux du lavoir» était fermé simplement par un gros morceau de bois taillé en cône tronqué. A cette pompe avait succédé un robinet juste à la hauteur d’un seau. Mon oncle ne se serait jamais couché sans que le seau soit plein en prévision d’un début d’incendie. Ce robinet permettait d’utiliser le puits jusqu’à son étiage.
Cette eau avait deux particularités. Elle sentait la rouille à cause de l’état du tuyau et quand Milet, le voisin, purinait sur son champ derrière le puits, l’eau de la bouilloire dégageait une odeur fétide. Aucun de nous n’a été empoisonné. Il paraît qu’on ne disait rien afin de ne pas se brouiller avec les voisins. Entre celle-là et celle de la citerne chez «Cubet», qui pourrait dire laquelle donnait le plus mauvais thé! Quand il y avait peu d’eau, les enfants se lavaient les mains plusieurs dans la même eau dans une cuvette émaillée bleue que l’on nettoyait avec des cendres, le Vim n’étant pas en usage.
A la fontaine couverte l’eau était délicieuse, mais l’été elle coulait «comme une aiguille à tricoter». Il fallait qu’il y ait l’eau pour les vaches. Et les lessives, quel problème! Le lundi matin c’était la grande rivalité. Qui de Louise de l’Epine-Dessous ou d’Aline de l’Epine-Dessus arriverait la première à la fontaine avec son linge dans une «maître» transportée sur une berline?
Chez grand-maman, l’été, on faisait la lessive quand il pleuvait. La tante Clara dégrossissait et cuisait dans la vieille cuisine, sous la cheminée ouverte qu’on ne pouvait pas fermer à cause des hirondelles qui y nichaient. Le sol était recouvert d’énormes dalles bosselées et l’eau restait dans les creux. On l’y épongeait avec des morceaux de sacs de jute, car on n’achetait pas de serpillières. Pour rincer le linge en profitant de l’eau de pluie, on alignait des «boillons» sous le cheneau du grand toit, l’eau passant du plus haut au plus bas.
On le voit donc, en ces contrées éloignées du village, relié à l’électricité depuis quelques années seulement, le problème de l’eau, autant pour les humains que pour le bétail, restait un souci constant. Et celui-ci s’amplifiait encore dès que survenaient des périodes de sécheresse. Néanmoins, nécessité fait loi, on réussissait à pallier à tout.
Patrimoine de la Vallée de Joux

