Introduction
Eugène avait treize ans quand il prenait connaissance du travail aux tourbières de sa région du Bas du Chenit et autres lieux proches. C’était alors un garçon curieux, l’œil vif, l’oreille fine et toujours ouverte, et surtout avec une mémoire prête à enregistrer les moindres détails d’une situation quelconque. Avec ses souvenirs sur l’exploitation des tourbières, il nous réjouit!
Disons qu’alors, en pleine période de guerre, ce type d’exploitation était fort répandu à La Vallée. Ainsi récoltait-on de la tourbe au Bas-du-Chenit, au Campe, Derrière-la-Côte, en Combenoire, aux Cruilles près des Charbonnières ou encore en Sagne-Vuagnard, derrière le Pont. Les entreprises étaient toutes étrangères à la région, avec des patrons qui pensaient, non pas faire fortune avec de telles récoltes, mais tout au moins gagner honorablement leur vie. La plupart ont fait faillite et dès la fin de la guerre la tourbe ne se récolta plus guère que dans certaines familles qui tenaient encore à ce combustible de deuxième catégorie pour ne pas dire au-dessous. Il trouvait cependant usage dans quelques industries particulières en plus d’alimenter certains fourneaux de la région.
Mais rejoignons au plus vite Eugène Vidoudez pour une nouvelle de ses émouvantes évocations.
4. La tourbière du Bas du Chenit au Pré de l’Etang
Je ne sais si cette tourbière fut exploitée durant la guerre de 1914-1918 comme l’a été celle de Chez-Tribillet (tourbe noire de première qualité) et d’autres de La Vallée. Elle se trouve sur le pâturage de la ferme Baptiste Pesenti, autrefois nommée la maison neuve de Vers-la-Scie, après que les Golay l’eurent transformée et rénovée. On l’appelait un temps bizarrement «La Chaumière».
Au printemps 1943, arrivait en ces lieux l’Urbigène Bousson, épaulé par son beau-père, un nommé Crisinel, avec tout le matériel d’exploitation, soit pelles à main, pioches, plateaux, rails et wagonnets, plus la malaxeuse actionnée par un moteur à explosion fonctionnant alors au gaz de bois brut (système Grobéty pour les connaisseurs) et un camion pour le transport de la tourbe sèche à la gare du Brassus. Il avait acheté la ferme et aménagé un appartement nouveau au vent et à l’étage. L’entreprise n’a duré qu’une saison, car en automne de cette même année, le patron perdait la vie en tombant du train dans la région d’Arnex.
Ce genre d’activité n’a pas rapporté à ces courageux entrepreneurs des milliards comme l’extraction du pétrole dans le monde ou du gaz en Russie. La préparation et l’installation étaient coûteuses, et surtout les conditions météorologiques étaient prépondérantes. Beaucoup d’air et du temps sec était nécessaires pour débarrasser de son humidité cette tourbe déposée à même le sol. En cas d’une série de pluie, la livraison du produit fini était nulle. Un plancher de boudrons avait été installé sur ce sol meuble pour assurer la stabilité de la malaxeuse et des gens qui gravitaient autour, ces travailleurs qu’on appelait à La Vallée les « tourbistes ». La tourbe brute broyée et comprimée sortait par une buse rectangulaire pour se déposer sur une planche que je plaçais au fur et à mesure de l’avancement sur le banc à rouleaux. Deux couteaux verticaux en déterminaient la largeur. Le grand Robert Thévoz, ancien maréchal-forgeron, successeur de Leresche à la Rue des Forges, coupait en longueur avec un grand couteau, faisait un demi-tour et déposait la planche sur un wagonnet à étage. Ces petits briques réalisées avaient approximativement les dimensions des briquettes traditionnelles de charbon. Thévoz chiquait. Il avait en permanence une énorme joue enflée par une grosse bourrée de tabac fort. Il crachait sans cesse, et le plancher autour de lui était décoré de taches brunes. La longueur de ses pieds m’impressionnait. D’ailleurs on entendait quelquefois dire:
– J’ai mangé un bifteck grand comme les pieds à Thévoz!
Après quelques jours, ces briquettes molles se durcissaient légèrement, ce qui permettait de les empiler en lanternes. Certains Combiers appelaient ce système faire des moyettes ou molliètes.
La tourbière du Campe
Parlons maintenant de la tourbière Antonioli au Campe, celle où Edward a perdu un doigt pris entre un câble et une poule du système qui amenait les planches chargées de la malaxeuse jusqu’au chemin près des premières maisons du hameau. Cette tourbière fonctionnait selon le même principe, mais en plus grand et plus mécanisé. Il y avait un téléphérique parallèle au chemin qui transportait les palettes de tourbe sèche au silo construit en bordure de la voie du Pont-Brassus, à côté du passage à niveau près du Crêt-Meylan, d’où l’on déversait le produit directement dans les wagons. Une cantine avec dortoirs y avait été installée. Elle était tenue par un cantinier à plein temps et qui fournissait du vin et d’autres boissons. Certains ouvriers payaient en déduction de leur salaire. Il se vendait aussi du lait d’un petit troupeau de chèvres dont un «tourbiste» un peu marginal en avait la garde. Il y avait le bureau équipé d’un divan du contremaître, Emile Gumy, un bon type qui faisait régulièrement sa sieste, un peu prolongée, l’après-midi, et quand il ressortait en s’étirant et en baillant, s’il apercevait un ouvrier pas trop actif, il envoyait de sa plus forte voix un grand nom de Dieu en prononçant le nom des coupables. Une pompe fonctionnait jour et nuit sans interruption parce que les creux réalisés par l’extraction se remplissaient à mesure par une source qui se trouvait en contrebas de la grande route, à l’angle est de ce qui est devenu la mare du Campe à force d’extraction. Une carrosserie d’un ancien autobus avait été déposée au bord du chemin en guise d’abri lors de fortes pluies et d’orage. C’était l’occasion pour Bébert, ressortissant et originaire du Chenit, de raconter ses aventures avec les Chleuhs de l’Atlas ou les Viets du Tonkin au cours de ses onze années passées dans la légion étrangère. Il se tenait couché sur le côté, la tête appuyée sur la main droite, le coude au sol, la main gauche tenant fermement le goulot de son litre de rouge. Ce qui était extraordinaire, c’est qu’il pouvait ingurgiter un litre en moins d’une minute sans reprendre son souffle. En connaissance de cause, sa femme arrivait toujours au moment de la distribution de la paie pour tenter de récupérer «la moindre». Il est arrivé une fois que le coût de la soif avait dépassé le montant du fruit de son labeur. Sa femme aussi appréciait les produits de la vigne, mais dans une bien moindre mesure. A une personnalité du coin qui l’avait conseillée de boire plutôt du lait, elle avait remarqué qu’elle boirait du lait quand les vaches mangeraient du raisin!
Alors qu’à cette époque La Vallée était presque essentiellement peuplée d’autochtones, la tourbière était l’endroit cosmopolite par excellence. S’y côtoyaient des individus de tous les niveaux et de tous les horizons, des gens dans la conformité au plus singuliers. On y rencontrait des personnages tout à fait honorables, des pierristes, des horlogers en chômage, des ménagères qui désiraient mettre un peu de beurre dans la «grasse-poule» (épinards sauvages), des gamins pour se faire quelques sous, mais aussi des individus inconnus. Des douteux, des anciens repris de justice, des rastaquouères, des grands travailleurs et des fainéants. Ces derniers étaient cependant assez rapidement réexpédiés. On voyait aussi passer quotidiennement les internés russes qui allaient boire la goutte au Brassus, ce qui donnait de l’animation au Café du Pont (Chez Landru), au Café Français (Chez Toutou) entre autres, quelquefois chez des particuliers. Il fallait beaucoup de mouvements des mains, des bras et de la tête pour tenter, souvent en vain, de se comprendre.
Toutefois ce mixage de personnages si différents pouvait être assez divertissant, voire même enrichissant. La rétribution était à la tâche, au m2 de surface pour la manipulation de séchage. Elle pouvait atteindre pour les autres travaux jusqu’à 1.30 à l’heure. Les gamins pouvaient gagner 0.70 à 0.80 fr. à l’heure. A cette époque de pénurie générale, rien ne se jetait, tout se récupérait. Les PTT avaient émis des timbres spéciaux avec le slogan en grosses lettres et en trois langues: Pour tenir récupérez les matières usagées. Les boîtes de conserves étaient en carton. Seuls les fonds étaient en fer blanc. Une petite entreprise de la plaine s’était installée à La Vallée pour, après les coupes de bois, faire sauter à la dynamite les troncs restés au sol pour récolter les morceaux. On ne trouvait plus une seule brindille dans les forêts des environs de Lausanne. Enorme contraste avec ce que l’on observe aujourd’hui en 2009 où il est impossible de pénétrer et de marcher dans une forêt après une exploitation, sans parler du débardage qui fait des dégâts considérables et d’énormes ornières dans l’épaisseur des troncs et des branches entremêlées est inextricable, empêchant de poser le pied dans ces lieux devenus impénétrables. Ces restes pourraient-ils être déchiquetés pour alimenter les chaufferies à distance? Autre temps, autres mœurs, aurait dit ma grand-mère. Mais l’histoire nous dira peut-être plus tard qui a tort ou qui a raison dans ces résolutions bureaucratiques.
Les particuliers qui extrayaient la tourbe pour leur propre consommation ne la malaxaient pas ni ne la comprimaient. Ils utilisaient un seul outil, la pelle carrée plate munie d’un couteau latéral et l’entêchaient en cercle pour le séchage que certains appelaient faire des caboules, d’autres des lanternes.
Eugène Vidoudez
F I N
PS: Une étude sur l’exploitation des tourbières à la Vallée de Joux, faite par M. Willy-E. Meylan, apportera d’autres informations utiles sur le thème. A paraître en 2023.
Passionnant.