Eugène Vidoudez, notre ami, vient de s’éteindre dans la maison d’accueil où il résidait avec son épouse depuis plus de deux ans. Il est parti d’une manière discrète, ainsi qu’il a toujours vécu.
Habitant authentique du Bas du Chenit, pour des raisons de santé, il avait dû quitter sa petite maison avec son épouse pour gagner le Pied du Jura où il aura ainsi vécu cette dernière tranche de vie.

Eugène Vidoudez, pour ceux qui l’auront bien connu, était un homme attachant, modeste, dont la vie ne fut pourtant pas toujours un long fleuve tranquille, surtout en ses jeunes années, alors qu’il était chahuté d’une école à l’autre sur l’arc lémanique. Mais heureusement pour lui, il y avait cette Gentiane, où résidaient ses grands-parents Dalloz, Eugène tout comme lui, et Amélie. C’est là, lors de ses vacances, qu’il se forgea ses vraies racines. C’est aussi là qu’il put le mieux appréhender la mentalité des gens de La Vallée, du Bas du en particulier. Car enfant unique, choyé par ses grands-parents, curieux de tout, il aurait l’occasion en plus de découvrir en profondeur cette région, de fréquenter, parce qu’il pouvait se glisser partout, cette « faune » si originale que l’on rencontrait en ce restaurant mythique de la Gentiane. Il avait aussi pu voir son grand-père distiller. Il avait en plus, ce qui lui apporterait une compréhension plus large peut-être de l’humanité que ses contemporains, vécu la vie d’un bistrot de frontière alors même que la guerre prenait possession du pays directement voisin, avec son cortège de difficultés, de contraintes insupportables et même d’atrocités.
Ce fut certes une vie discrète que celle d’Eugène, mais d’une richesse toute particulière, petits ou grands faits de la vie quotidienne dont il ne perdait rien de par une mémoire remarquable. Il aurait dû écrire des livres. Mais il doutait de sa plume, raison pour laquelle il ne put guère nous livrer en fait d’écriture que son texte sur le Bas du Chenit, « Du côté de Chez Dalloz », publié en 2009 et un petit opuscule témoignant de l’épisode poignant où son grand-père, resté français, pour « faire son devoir », avait rejoint son pays lors de la première guerre mondiale pour y connaître la vie des tranchées où il fut même blessé. Eugène, premier du nom, put néanmoins bientôt rentrer au logis familial et y poursuivre ses activités de restaurateur et de distillateur.
La vie d’Eugéne Vidoudez se confond avec une époque qui n’est plus. Ne serait-ce que cette ambiance si particulière qu’il avait connue dans les usines où il côtoyait à titre de collègue ces vieux horlogers presque d’une autre époque dont il enregistrait les histoires parfois invraisemblables que plus tard il s’autoriserait de temps à autre à conter.
Une large biographie devrait impérativement être accordée à Eugène Vidoudez qui se révéla un Combier authentique, un vrai de vrai. Nous préférons aujourd’hui lui céder la plume dans un texte qu’il nous avait offert tandis qu’il résidait encore en son cher Bas du, partie intrinsèque d’une Vallée dont l’histoire le passionnait. Raison d’une collection « historique » menée sur de nombreuses décennies et grâce à laquelle il put nouer de solides et indéfectibles amitiés.
Eugène Vidoudez est un homme que l’on ne saurait oublier. Notre sympathie va à sa famille, en particulier à son épouse Trudy née Willimann, originaire d’un Lucerne dont elle sut aussi nous parler avec émotion.
Rémy Rochat
Le premier jour
Les histoires de premier jour dans le monde du travail, le premier jour d’école, le premier jour de mariage, le premier jour d’école de recrue, etc…, nous poursuivront longtemps. Ce premier jour fait toujours et encore l’objet d’événements inattendus qu’il fait bon évoquer lors d’une sortie annuelle des vieux en grimpant péniblement un ancien chemin de montagne ou à l’arrêt casse-croûte-café. Ça fait bien rigoler !
Mon arrivée dans « la plus prestigieuse des signatures » fut quelque peu excentrique. Tout a commencé sur « Les Balkans », au début d’une soirée d’arrière-automne en 1957. Nous avions décidé, vu le temps magnifique, de prendre le repas du soir en admirant le coucher du soleil jusqu’à ce que l’astre du jour disparaisse à l’horizon du Risoud. Aucun bruit ne troublait la sérénité des lieux, sauf de temps à autre une voiture qui montait lentement le col du Marchairuz. En savourant notre café, je vois au loin un piéton à l’air distingué qui marche dans notre direction. C’était Paul-Louis Audemars, le grand directeur de la célèbre maison. Il s’est arrêté devant nous et a engagé la conversation, d’abord sur la magnificence de l’endroit. Il ne me connaissait que de vue, mais par contre connaissait bien mes grands-parents Dalloz. Il m’a demandé ce que je faisais et où je travaillais.
– Aimeriez-vous venir travailler chez nous, m’a-t-il dit.
Après une réponse positive, il s’en est allé, me disant :
– On vous contactera.
J’étais surtout intéressé par la proximité de cette usine par rapport à mon domicile, surtout en hiver, car les routes étaient mal ouvertes en ce temps-là. Quand soufflait le blizzard, il me fallait une heure entre Le Brassus et L’Orient en marchant à reculons. Et quand venait le camion à Bolomey, si la route était mouillée, il nous croisait sans égard et nous envoyait une aspergée d’eau qui nous trempait des chaussures aux oreilles. Donc la proposition de Paul-Louis Audemars m’intéressait. A cinq minutes à pied de mon domicile, c’était l’idéal.
Une année plus tard, alors que je n’y croyais plus, persuadé qu’on m’avait oublié, je reçois une lettre (à Bois-d’Amont ce serait une dépêche !). A.P. & Cie me fixait un rendez-vous pour une entrevue avec la direction. Reçu agréablement par le grand J.L., celui-ci me lance :
– Alors t’as envie de venir chez nous.
Je ne pouvais pas lui dire non.
– Et bien t’es engagé.
Pas de contrat sur papier.
– Combien gagnes-tu ?
– C’est variable, car je suis aux pièces. Mon prix de l’heure serait de 3 frs. 57. Mais je gagne davantage aux pièces.
– Et bien on te donnera 3.57 pendant 2 mois, parce qu’on n’a pas le droit de donner plus que le salaire que l’ouvrier a dans la place qu’il quitte, mais après 2 mois on t’augmentera.
Cependant, 8 mois après, j’avais toujours le même salaire, jusqu’à ce que je demande une augmentation qui me fut accordée en me recommandant de ne rien dire, parce que d’anciens ouvriers recevaient moins que cela.
Il y en aurait des dizaines, de ces premiers jours à conter, comme par exemple dans les huit établissements scolaires que j’ai fréquentés et qu’en Suisse romande l’on nomme collèges. Donc autant de premiers jours.
Je me souviens de mon arrivée dans celui de Chailly, une commune annexée plus tard à Lausanne. A onze ans, légèrement angoissé, je monte l’escalier qui mène au premier étage où se trouve la classe qui m’est attribuée. En face de moi je vois un grand tableau noir qu’on ne pouvait ignorer et où il était inscrit à la craie : demain les douches.
Donc le lendemain je me rends à l’école avec mon linge, mon savon et ma lavette. Mais de douches point. Et le lendemain pas de douches non plus. Et le troisième jour, pensant qu’il n’y aurait plus de douches, je laisse mon linge, mon savon et ma lavette à la maison, ce qui fut ma poisse, car ce jour-là, c’était précisément celui des douches organisées par une infirmière en uniforme au faciès rébarbatif, une gueularde de rouquine, une vraie serpe que j’aurais bien vue comme kapo à l’entrée des chambres à gaz d’Auschwitz. Voyant que je n’avais pas mon nécessaire de toilette, sans me poser aucune question, en une fraction de seconde, je prends deux magistrales gifles sans avoir le temps de les esquiver. Avec mes 25 kg à peine, je tombe à la renverse et me retrouve à terre, groggy. Mais ce fut bientôt la fin des douches, le sous-sol du bâtiment transformé en abri antiaérien, renforcé à l’intérieur et à l’extérieur par des poutres afin de résister à l’effondrement en cas de bombardement.
Et comble de malheur, le maître de classe, l’instituteur, était une vraie brute, un distributeur non pas de gifles, mais de coups de poing qu’il donnait journellement, surtout pendant la dictée. Tout en dictant, il se promenait dans les rangs en zieutant et quand il repérait une faute, l’élève recevait un coup de poing derrière la tête. Je l’ai vu frapper je ne sais pas pourquoi l’un de mes bons copains qui reculait, parant les coups sur toute la longueur de la salle de gym. Belle revanche pour la victime, dix ans plus tard, il devenait champion de Suisse en boxe amateur !
Pour rester en si bon chemin, mon premier jour dans « la plus prestigieuse » a une certaine similitude avec celui de W. Cependant une place libre m’avait été attribuée mais la chaise faisait défaut. On m’a dégoté je ne sais où et provisoirement, un vieux tabouret !
Eugène Vidoudez

Malgré le temps écoulé, je viens rendre hommage à Eugène Vidoudez et surtout a toute sa famille. Ce fut un collègue de travail consciencieux et compétent sachant garder
toute modestie. Arrivant de l’ouest de la France dès juin 1990, pour travailler sur la belle horlogerie, je l’ai côtoyé en 1993, au cours des verrées de fin d’années où nous étions conviés. Je travaillais alors au Brassus avec Marcel Dépraz, qui me parlait de lui, en bien.
Lorsque je vois cette photo avec Michel Kaspar, je revis cette période de mes débuts à la Vallée de Joux avec beaucoup d’émotions. J’ai vécu des moments intenses, en découvrant les Combiers, une fois leur carapace percée. Je me souviendrai toujours de cette période de 13 années de ma vie d’horloger à découvrir tant de simplicité et de générosité du cœur de toutes celles et ceux que j »ai connu. Choqué et atteint suite au redressement de Breguet au cours de 4 années mal vécues pour moi, qui était chef et harcelé par les tortionnaires de la nouvelle Direction de La Nouvelle Lemania, lequels avaient rapatrié la production Breguet tout à l’étage supérieur de la Nouvelle Lemania. Ceux qui sont partis alors ont eu raison, car je me suis retrouvé au placard 2 semaines avant le rachat de Breguet par Nicolas Hayek, les membres de la direction ayant été virés dès le rachat par Swatch Group.
Atteint et victime d’injustice, j’ai décidé de démissionner 4 annees plus tard. J’ai ensuite terminé à Genève en 2016. A ce jour, je vis une retraite paisible sur la côte Atlantique. Les bons souvenirs de mes début au Brassus resteront gravés en moi à jamais. Combien de mes collègues sont encore présents à la Vallée, je l’ignore.
J’ai pu retrouver Jean Louis Sautebin, habitant au Sentier, j’ai terminé au SAV l’Abbaye avec lui entre autres avant mon départ en 2003.
J’ai repris contact avec Jean Louis dernièrement et je vais aller lui rendre visite lors de la 1ère quinzaine du mois de juillet.
A 71 ans, je ressens le besoin de revoir la Vallée de Joux, berceau de la belle Horlogerie et celles et ceux qui y sont encore présents.
Chez Breguet en nonante, j’ai connu beaucoup de collègues Combiers. Si c’était à refaire je traverserai encore la France pour venir y travailler. Pour s’y intégrer, il faut savoir rester discret et curieux en s’intéressant à son prochain. C’est la clé de l’intégration.
J’avais 37 ans alors, j’étais indépendant en France, travaillant chez moi en sous-traitance pour les magasins. Le Quartz des années 80 a eu raison des horlogers travaillant au SAV des magasins. Les licenciements étaient fréquents, en 1985 pour moi.
J’ai travaillé 5 années seul , mais ne voulais faire ça toute ma vie.
Alors jau vu une annonce sur la France Horlogère en février nonante et début juin je commençais un essai chez Jaeger-LeCoultre. Puis j’ai rejoins Breguet ensuite sous les bons conseils d’Antoinette Depraz, pour rencontrer Paul André Golay des Bioux.
Voilà ce qu’Eugène Vidoudez a évoqué en moi.
Merci pour vos publications.
Sincères pensées de Royan 17200.
William Jeannot