«Die Wüste wächst; weh dem, der Wüsten birgt!»
«Le désert croît; malheur à qui dissimule le désert!»
Friedrich Nietzsche,
«Dionysos-Dithyramben», 1888
Préambule
Il est de fait que toutes sortes de contraintes appesantissent l’exercice journalistique: recherche constante de l’équilibre financier, détermination d’une ligne éditoriale pertinente, attrait de la publication, fidélisation du lectorat… Dans ces conditions, il est très rare qu’un journal soit assez libéral pour offrir au simple citoyen l’occasion de s’exprimer dans ses colonnes, largement et en toute liberté, quand bien même est rébarbatif l’article qu’il propose!
– C’est le cas de la Feuille d’Avis de la Vallée de Joux.
À la veille du prochain scrutin fédéral, dont le quatrième objet concerne «un train de mesure en faveur des médias», il m’apparaît tout à la fois juste et nécessaire de plaider en faveur de cette cause essentielle, en tentant d’expliciter le lien théorique qu’entretiennent une presse diversifiée et la formation d’une opinion politique véritablement démocratique.
Un journalisme indépendant et de qualité
D’emblée il convient d’évoquer la figure exemplaire que fut Hubert Beuve-Méry. Nanti d’une licence ès lettres et d’un doctorat en droit, Hubert Beuve-Méry occupe le poste de directeur de la section juridique de l’Institut français de Prague, de 1928 à 1939, tout en étant correspondant du quotidien «Le Temps». Écœuré par la conclusion des accords de Munich en 1938; désavouant la ligne éditoriale adoptée par le quotidien, Beuve-Méry démissionne de son poste. Résistant à l’occupation nazie, il devient alors rédacteur en chef de l’hebdomadaire «Temps présent». À la Libération, «Le Temps» ayant été interdit de publication, Hubert Beuve-Méry se voit confier par le général de Gaulle la direction d’un journal de référence, ayant vocation à être «la voix de la France», – c’est-à-dire au service de la politique qu’il entend conduire.
– Or Hubert Beuve-Méry n’est aucunement disposé à confondre complaisamment référence et déférence.
C’est peu dire que le général de Gaulle entretiendra des rapports exécrables avec un esprit aussi libre et rigoureux que Hubert Beuve-Méry. Dans son premier éditorial, le 18 décembre 1944, il proclame son idéal journalistique: «Un nouveau journal paraît: “Le Monde”. Sa première ambition est d’assurer au lecteur des informations claires, vraies et, dans toute la mesure du possible, rapides, complètes.»
– Dans le contexte actuel, l’idéal énoncé par Beuve-Méry n’en revêt que plus d’urgence.
Expertocratie politique vs élucubrations insanes
Aujourd’hui, obéissant à l’impulsion d’experts auto-institués, la classe politique sacrifie aux impératifs d’une sacro-sainte Communication, dernier avatar en matière de séduction des masses! Ce verbiage inane est le sceau de la pusillanimité et de l’irresponsabilité politiques. La médiatisation de la politique, cette intervention permanente, dans l’espace politique, de politologues et de spécialistes en communication politique, voilà qui, sous le couvert de la technicité et de l’expertise, tend à dépouiller le citoyen de sa capacité décisionnelle, et à le réduire au rôle de simple figurant, dans le cadre d’une comédie démoratique.
Pierre-André Taguieff:
«L’idéal des théoriciens élitistes de la démocratie “faible” est de réduire la participation des citoyens, jugés incompétents, à l’acte rituel minimal du vote, mode de légitimation d’un pouvoir qui se présente comme démocratique, tout en annulant subrepticement la souveraineté populaire. Et l’abstentionnisme électoral ne constitue nullement un obstacle d’une telle “démocratie” minimaliste des élites, car il est plutôt le fait de catégories sociales faiblement éduquées, ou de groupes marginalisés, jugés non seulement incompétents, mais aussi et souvent “dangereux”. (…) L’idéal explicite est ici que le peuple participe le moins possible; qu’il s’indiffère à la question politique; qu’il se dépossède de fait de sa souveraineté; qu’il laisse les experts gouverner et administrer.»1
En contrepoint de ce déni de politique, pullulent sur la Toile les œuvres de la suffisance égotique et de l’insuffisance intellectuelle. Point de jour où ne s’illustrent à l’envi histrionisme infantile et béotisme crasse. Ce fatras de «vérités alternatives», cet amoncellement d’épluchures fétides, cette infestation de «fake news», ce galop sauvage de rumeurs mortifères, tout cela sature l’espace public d’un bruit indifférencié et abrutissant, qui voue l’individu à la désorientation, à l’isolement et à la dépersonnalisation. Insensiblement, la persistance de ce bruit abolit chez lui la capacité de discernement, désarme son jugement critique, aliène son indépendance d’esprit, épuise son inventivité, attente à sa dignité. Assommé, nu et désarmé, il est alors la proie de doxas invasives qui lui suggèrent le caractère parasitaire d’un principe «méta» essentiel, qu’il s’agisse du travail parlementaire proprement dit, ou de l’économie argumentative nécessaire au débat démocratique.
Qu’est-ce que la modernité politique?
Sans qu’il soit nécessaire de remonter jusqu’au Déluge, il est utile de rappeler en bref ce en quoi consiste la modernité politique. Claude Lefort montrait que la désincorporation du Pouvoir emportait la désintrication des prérogatives princières anciennes et leur incessante problématisation.
Claude Lefort:
«Dès lors que le Pouvoir cesse de manifester le principe de génération et d’organisation du corps social; dès lors qu’il cesse de condenser en lui les vertus dérivées d’une raison et d’une justice transcendante, le droit et le savoir s’affirment, vis-à-vis de lui, dans une extériorité, dans une irréductibilité nouvelles. Et de même que la figure du Pouvoir, en sa matérialité, en sa substantialité, s’efface; de même que son exercice s’avère pris dans la temporalité de sa reproduction, et subordonné au conflit des volontés collectives, de même l’autonomie du droit est liée à l’impossibilité d’en fixer l’essence. On voit se déployer pleinement la dimension d’un devenir du droit, toujours dans la dépendance d’un débat, sur son fondement et sur la légitimité de ce qui est établi et de ce qui doit être (…).»2
En d’autres termes, la modernité politique tient à l’institutionnalisation du conflit, dans le cadre d’un débat réglé, i.e. à la capacité d’assumer, en termes politiques, l’incertitude qui préside aux destinées humaines et le caractère irréductiblement agonistique de celles-ci.
Raymond Aron:
«L’existence humaine est dialectique, c’est-à-dire dramatique, puisqu’elle agit dans un monde incohérent, s’engage en dépit de la durée, recherche une vérité qui fuit, sans autre assurance qu’une science fragmentaire et une réflexion formelle.»3
Le socle argumentatif des institutions
Lieu de l’incessant remaniement des opinions, l’espace public doit être animé par une argumentation pourvoyeuse de raisons – mais de raisons non coercitives –, seule voie permettant de parer deux écueils sociétaux redoutables: l’adhésion forcée à un ordre présumé universellement valable, ou l’usage de la suggestion, de l’intimidation et de la violence pour faire prévaloir des opinions et des décisions arbitraires.
Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca:
«Seule l’existence d’une argumentation qui ne soit ni contraignante ni arbitraire accorde un sens à la liberté humaine, condition d’exercice d’un choix raisonnable. Si la liberté n’était qu’adhésion nécessaire à un ordre naturel préalablement donné, elle exclurait toute possibilité de choix; si l’exercice de la liberté n’était pas fondé sur des raisons, tout choix serait irrationnel, et se réduirait à une décision arbitraire agissant dans un vide intellectuel.»4
À l’appui de sa thèse, Chaïm Perelman montrait que c’est l’idée même d’évidence, comme attribut de la raison, qu’il faut remettre en cause, pour peu que l’on veuille asseoir une théorie de l’argumentation, propre à éclairer nos décisions, nos actions et les motifs qui les sous-tendent. En d’autres termes, il n’est point d’argumentation possible tant que la notion de preuve est conçue comme réduction péremptoire à l’évidence; l’argumentation est l’ensemble des moyens rhétoriques permettant «de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment.»5
L’institution ne repose point sur un donné; elle prend forme en raison du frottement d’opinions dissemblables. La collision des interprétations particulières elle-même n’est pas exclusive de la pluralité des critères axiologiques les déterminant, bien au contraire: outre que l’explicitation des motifs sous-tendant des positions immédiatement antagonistes rend possible l’évolution, la révision sinon la refonte des opinions confrontées, elle favorise la constitution et le développement d’un fonds commun de représentations sociopolitiques. Or ce fonds conditionne l’émergence et la vigueur des institutions, à telle enseigne qu’il permet d’associer à la lettre des institutions un sens largement partagé.
– Cette sémantisation est le socle des institutions démocratiques.
Si les valeurs respectives dont se réclament les intervenants jouent un rôle moteur, la stabilité du processus discussif n’est pas due à des paramètres qui seraient maintenus constants de l’extérieur, mais bien, chez chaque locuteur, à la capacité de mobiliser les ressources argumentatives nécessaires au lent renouvellement de la vie politique.
En œuvrant de la sorte, nous manifestons un principe gouvernant l’ensemble du Vivant. Tout organisme vivant constitue un système ouvert stable, traversé par un flux d’énergie, capable d’auto-organisation et de structuration: l’autopoïèse.6 Ce vocable, que l’on doit à Humberto Maturana et Francesco Varela, désigne l’économie provisoire pour laquelle l’organisme est apte à reproduire spécifiquement l’ensemble de ses constituants, ainsi qu’à maintenir avec son environnement proche le réseau de relations essentielles dont dépendent tout à la fois son invariance d’être vivant et la réalisation des performances dont il est susceptible.
L’importance vitale d’une presse diversifiée
Dans ce processus, l’existence d’une presse diversifiée et de qualité se révèle de première importance, tellement qu’elle contribue à la formation et à l’accouchement des opinions politiques.
– Nier cette maïeutique, se résigner à l’uniformisation et à la massification de l’information, c’est vouer la société toute entière à une sorte de dégénérescence épileptoïde, lors même que serait préservée une façade démocratique.
Lionel Naccache7:
«L’une des facettes de la mondialisation tient au contraste entre, d’une part, une accélération et une facilitation inédites des possibilités de voyager et, d’autre part, une atténuation sans cesse croissante de l’expérience de dépaysement.» (…)
«Il existe dans le cerveau une telle configuration de voyage immobile, caractérisée par ces mêmes trois propriétés: excès de communication entre régions cérébrales, uniformisation et appauvrissement de l’activité de ces régions. Cela s’appelle une crise d’épilepsie! (…) Or, dès qu’une crise d’épilepsie s’étend dans notre cerveau, et qu’elle gagne le réseau cérébral de la conscience (…), que se passe-t-il? Le patient demeure éveillé; il continue d’agir de manière automatique, mais il perd conscience!»
«– En rebasculant, cette fois du côté du macrocosme social, un nouveau concept apparaît alors, celui de la perte de conscience épileptique d’une société: une société éveillée et agissante, mais qui perdrait conscience, par excès de communication et par uniformisation massive des mentalités.»8
Notes:
1 Pierre-André Taguieff, «L’effacement de l’avenir» / 4e partie: «Démocratie ou expertocratie» / Chap. 9: «Le savant, le politique et le citoyen: la démocratie saisie par l’expertocratie» / Éd. Galilée, Paris, 2000 / p.420
2 laude Lefort, «Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles» / Éd. du Seuil, 1986 / p.27
3 aymond Aron, «Introduction à la philosophie de l’Histoire» / Section IV: «Histoire et vérité» /
3e partie: «L’Homme et l’Histoire» / IV. «Temps historique et liberté» / Éd. Gallimard, 1938, / 1986 pour la présente édition / p.437
4 haïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, «Traité de l’argumentation» / «Conclusion» /Éd. de l’Université de Bruxelles, 1988, 1992 / p.682
5 haïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca / Op. cit. / «Introduction» / p.5
6 f. Humberto Maturana et Francesco Varela, «Autopoiesis and Cognition: The Realization of the Living» / in «Boston Studies» – «Philosophy of Science» / Éd. Robert S. Cohen &
Marx W. Wartofsky / Vol. 42 / Dordrecht, D. Reidel Publishing & Co, 1980
7 ionel Naccache est neurologue, professeur à la Pitié-Salpêtrière, chercheur à l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière (ICM), et membre du Comité consultatif national d’éthique.
8 ionel Naccache, «Parlez-vous cerveau?» / Chap. 4: «Matière à pensées» – «Conscience et inconscient» / «La société comme cerveau» / Éd. Odile Jacob, Paris 2018 / pp.166, 167, 168
François Mastrangelo