On a rappelé dernièrement, ici même 2 l’histoire du loup qui fut tué en 1815 et que, sur la foi de plusieurs témoignages, je tenais pour le dernier qui eût été tué à La Vallée.
Certes, les anciens qui autrefois meublèrent ma mémoire ne m’avaient pas laissé ignorer que sur l’autre versant du Mont-Tendre, on avait tué des ours jusque vers 1850. Mais ce qu’ils ne m’avaient pas dit, et que sans doute ils ignoraient, c’est que, dans le même temps, des loups fussent tombés sous les coups de chasseurs de chez nous et ma surprise a été grande lorsque, ayant mis la main sur le document ci-après, j’eus la preuve que l’un de ces loups tout au moins – soit le N° 5 de la liste de Monsieur S. Aubert, – fut tué sur le territoire de La Vallée.
Voici ce document, propriété de Monsieur Auguste Cart, à L’Abbaye, et aimablement communiqué par les soins de Monsieur Luc Rochat au dit lieu.
J’ai reçu du boursier François Henry de l’Isle la somme de deux francs deux batz trois rappes pour un loup tué à la Tornaz rière le Pont, territoire de dite Abbaye le 6me juillet 1832.
A l’Isle, le 25 février 1833.
(Signé): Félix ROCHAT du Pont.
L’on doit observer ici que la somme indiquée ne représente qu’une partie de la prime, dont le complément doit être cherché pour moitié dans les comptes de L’Abbaye et pour le reste dans ceux des communes voisines 3.
Comment se fait-il que des gens nés en 1813 ou 14, et même le Grand Louis en personne, aient ignoré Félix Rochat, louvetier émérite, dont la réputation devait s’étendre bien au-delà des limites de sa commune?
Peut-être le Grand Louis, jaloux de son titre de Roi des loups, passait-il sous silence les prouesses des chasseurs du Pont? Peut-être aussi Félix Rochat était-il, comme beaucoup de chasseurs, un homme de peu de bruit, un coureur des bois peu communicatif et que ses hauts faits se passaient principalement entre lui, le loup et les magistrats chargés de lui payer sa prime.
Quant au théâtre même de ces exploits, les quelques recherches faites jusqu’ici dans la Commune de L’Abbaye ne nous ont rien appris quant à une tradition y relative, et nous sommes ici en présence d’un des nombreux exemples de la rapidité avec laquelle se perd le souvenir des faits marquants de notre histoire locale. Un loup a été tué à la Tornaz en 1832 par un chasseur réputé; un habitant du Pont, né en 1815, ne peut l’avoir ignoré, étant alors âgé de 17 ans. Mais son fils, âgé aujourd’hui de 75 ans, n’a aucune connaissance de ce fait. Il n’a jamais entendu parler de Félix Rochat et ignore tout de lui!
N’est-ce pas quand même un peu décourageant? Il nous reste cependant l’espoir que des notes familiales ou l’étude de papiers administratifs viennent un jour jeter quelques lueurs dans cette obscurité.
Ceci, en tout cas, explique dans une certaine mesure que, pour ce qui concerne la région du Chenit, de tels faits fussent bientôt oubliés, surtout si certaines personnes y avaient intérêt pour masquer leur propre incapacité, comme nous pourrons le voir, si vous me permettez de prendre ici le sujet d’une petite causerie de fin d’année.
– Allons! me direz-vous, toujours des vieilleries!
– Hélas! vous répondrai-je, si je ne sais que cela?
Oui, certains ne m’ont pas caché que ce qui se passait il y a cent ans ne leur inspirait aucune espèce d’intérêt. Certes, je les comprends, s’ils ont d’autres choses pour occuper leur esprit.
Mais il y a l’autre catégorie, moins nombreuse sans doute, mais néanmoins estimable, et qui aime que de temps en temps on la repose de la farce du désarmement ou de la sempiternelle chronique des chiens écrasés.
Je fais donc comme si j’avais votre autorisation, chers lecteurs de la Feuille d’Avis et tout d’abord je poserai en principe que, moins fortunés que nos voisins de L’Abbaye et du Pont, nous ne possédions plus, en ces temps déjà reculés, de véritables chasseurs de loups, ni même des hommes assez instruits de leurs mœurs et habitudes pour pouvoir diriger avec fruit une battue, surtout quand celle-ci avait lieu à terrain.
Toutefois, d’après ce que l’on sait de la battue de 1815, tout s’y passa sans aucun accroc et l’on serait porté à croire qu’elle fut favorisée par la chance, ou dirigée, sinon par Félix Rochat lui-même, du moins par quelqu’un s’inspirant de ses procédés.
Car le Grand Louis qui en fut le héros, n’était pas lui-même un chasseur et s’il fut de leur côté plutôt que de celui des traqueurs, c’est qu’il était l’un des meilleurs tireurs de son temps.
D’après Georges Golay, dit Georges chez Moïset, né en 1814, il y eut plusieurs battues entre 1815 et 1830. J’ai fait mention ailleurs de celle du bois des Aubert.
Un autre, qui se fit au Pré-Derrière, se termina par la capture d’un rat de bois qui s’était endormi sur l’une des poutres du chalet!
A cette époque, les parents de G. Golay possédaient encore le pâturage du Chalet Capt, situé en plein Risoud. Les murs de clôture étant absents, ou en fort mauvais état, il devait y garder le bétail et s’il ne vit jamais le loup, il le sentit plus d’une fois rôder autour du troupeau dont il voyait l’inquiétude.
Un soir, un courant l’air leur apporta un tel revolin que le troupeau et le berger regagnèrent le chalet à toute vitesse. A la suite de cela, le jeune berger manifesta quelque répugnance à reprendre ses fonctions, et c’est alors qu’il s’en vint faire part de ses peines au Grand Louis. Celui-ci lui fabriqua une corne dans laquelle il souffla dès lors avec conviction.
Il acquit dans ce jeu une maîtrise qui dut porter l’effroi chez ses ennemis et fit renaître dans son cœur l’assurance qui s’en était enfuie. Pourtant, même en sa vieillesse, il gardait une rancune à «cllié z’eintoûtze dé tsachaô, avouê laou batiet que bêdâvon adé».
Le fait est que, dans le même temps, il s’en fit une dans le Risoud, où l’on avait découvert le repaire ou lieu d’un loup. Mais celui-ci, qui probablement en avait vu d’autres, flaira de quel côté était le danger. Il refusa d’entrer dans la voie et vint se promener devant la ligne des traqueurs qui redoublèrent de vacarme sans réussir à l’émouvoir beaucoup. Il arriva bientôt dans un endroit où cette ligne se rompait, les uns disaient par le fait d’un accident de terrain, à cause, affirmaient les autres, de la peur de plusieurs citoyens chez l’un desquels, dit la chronique, elle déploya ses effets les plus ultimes et les plus désastreux.
Quoiqu’il en soit, le loup profita de la circonstance. En quelques sauts, il franchit l’espace resté libre et regagna la France d’où il était venu. Et c’était sans doute une des causes des insuccès de nos chasseurs, que la proximité du versant français où se refugiait le loup quand il était inquiété de ce côté-ci.
Ainsi contait Georges chez Moïset dans son langage d’autrefois où intervenaient des sobriquets et des vocables qu’on ne peut reproduire et qui, je vous l’assure, ne manquaient pas de saveur.
David des Ordons
1. David des Ordons, FAVJ du 9.1.1930, avec pour titre original: A propos de loups.
2. Article de Samuel Aubert du 28.11.1929.
3. Renseignements aimablement fourni par Aug. Piguet.