Introduction
Le loup, revenu sur nos terres, attise les passions. Chacune ou chacun a son idée, et naturellement la seule bonne!
Il est évident qu’un propriétaire de troupeau ne pourra pas raisonner comme l’idéaliste qui ne voit que le retour à un âge d’or où chacun des animaux que l’on a éliminé de notre environnement pourrait retrouver sa place. Car pour ce premier, à l’annonce que le loup a tué l’une de ses bêtes, la réaction première et toute naturelle, légitime défense pourrons nous dire, est de sortir son fusil et de tenter d’éliminer l’intrus. Ce qu’il ne fera pas, vu la complexité de la législation actuelle en ce domaine, et les risques, financiers ou autres, que cela implique.
Ce fut pourtant la seule méthode
autrefois. Où l’on payait l’élimination des loups. Tant par bêtes. De telle manière que l’espèce, dans le cours du
XIXe siècle 1, disparut. Et que sa présence ne fut bientôt plus qu’un souvenir lointain. Tandis que jadis, du loup, on en parlait dans toutes les chaumières, le soir au coin du feu. Des histoires à faire frémir les enfants et à les empêcher de dormir.
La mémoire de cette saga, ours et loups côtoyant les hommes, aurait pu disparaître complètement. Fort heureusement, l’un de nos meilleurs plumitifs combiers, en son temps, dans les années trente du siècle passé, avait fixé sur le papier quelques-unes des plus mémorables rencontre avec le loup. Il s’agit-là de David des Ordons, de son vrai nom Auguste-Golay, conteur à la plume alerte et à la mémoire infaillible.
La plupart de ses articles étaient publiés dans notre bonne vieille Feuille d’Avis de La Vallée. Celle-ci n’a donc qu’à se replonger dans ses archives pour découvrir cette matière exceptionnelle, qui, avec le retour du loup, retrouve la place qu’elle mérite.
Or donc, on se met tous autour de la grande cheminée où flambent quelques bûches d’un sapin bien sec et qui pétille, et l’on écoute comme autrefois des histoires… de loups!
Ma première rencontre avec le loup 2
C’est, je crois bien, dans cette même année que je vis pour la première fois le loup! Le loup, bête redoutable des bois et de la nuit, sujet de tant de contes entendus à la veillée, implacable ennemi des petits enfants!
C’était au commencement des fenaisons. Le foin que l’on venait de tourner séchait au bon soleil et, en attendant de le mettre en chirons, nous étions montés avec Danion et la Nanette sur la Côte pour nous régaler de fraises.
Arrivés sur la crête, Danion, qui était le premier, se baissa tout à coup et me dit:
– Regarde-voî cette bête!
Entre deux troncs, collé contre un vieux mur, un animal couché en rond paraissait dormir. Il était d’un jaune fauve et nous le prîmes d’abord pour un de ces chiens que les Bourguignons amènent avec eux à travers le Risoud. Voyant qu’il ne bougeait pas, nous nous enhardîmes à avancer un peu et, comme nous étions pieds nus, nous ne fûmes bientôt plus qu’à quelques pas de la bête qui se leva soudain en s’allongeant et faisant le gros dos. Elle ouvrait en même temps une gueule énorme et nous sentîmes l’affreuse odeur qui se dégageait de son corps. Mais c’est surtout le regard faux et cruel qu’elle nous lança qui finit de nous effrayer.
Notre seule pensée en ce moment fut de nous enfuir loin de cette horrible vision et nous nous lançâmes, Danion et moi, et sans plus songer à Nanette, à corps perdu sur la pente que nous venions de gravir.
Mais arrivés à la lisière de la forêt, comme Danion était à quelques toises en arrière, il s’arrêta et se mit à crier:
– Pierroton, Pierroton!… Et Nanette?
Alors une frayeur plus grande que celle qui nous avait fait descendre la côte nous la fit remonter pour nous porter au secours de Nanette. Je me suis bien des fois remémoré cette aventure, sans pouvoir pourtant démêler la part de courage et de peur qui, à la seule pensée de Nanette, nous faisait retourner vers l’horrible chose qui nous avait mis en fuite.
J’avais un bon couteau que mon oncle Abram m’avait donné. Danion prit un daison bien sec sur le bord du sentier et nous marchâmes, tremblants mais résolus, à la rencontre du danger.
Danion, pleurant toujours, courait le premier mais bientôt il s’arrêta, car une voix plaintive et désolée s’entendait dans le bois: «Danion! attends-moi!» C’était la pauvre Nanette qui, n’ayant pas vu la bête et ignorant la cause de notre fuite, avait cependant pris peur de nous voir détaler et passer tout près d’elle sans la voir. Elle s’était mise à nous suivre et elle nous rejoignit bientôt.
Alors, débarrassés de notre plus gros souci, nous fûmes repris par la peur de la bête et, prenant Nanette chacun par une main, nous courûmes à toute vitesse jusqu’à la maison.
L’oncle Abram crut d’abord que nous disions des gandoises. Puis je vis bien ensuite que certaines choses que j’avais dites à propos de cette bête le faisaient réfléchir, car il me les faisait répéter.
Le soir, il passa un fruitier de Mésery qui dit qu’un veau avait été mangé la nuit d’avant sur cette montagne.
J’appris alors que la bête jaune était un loup, et que sans le veau de Mésery qu’il était en train de digérer, notre aventure aurait peut-être fini différemment.
Nous fûmes félicités d’avoir rebroussé chemin pour secourir Nanette, bien que j’aie toujours été persuadé que si nous avions su à quelle bête nous avions eu affaire, notre conduite eût été moins vaillante.
Telle fut ma première rencontre avec le loup, le plus grand ennemi des gens de la montagne. Je l’ai revu depuis plusieurs fois dans ma vie. J’ai plus souvent encore vu les restes sanglants de ses victimes gisant dans quelque coin retiré de nos pâturages.
Je le vis même une fois, étant déjà grand garçon, à quelques pas de moi. C’était en hiver, il faisait presque nuit et j’étais occupé près de la fenêtre à repasser mon catéchisme, lorsque en levant les yeux je vis le loup qui me regardait, bien campé sur ses pattes, à une toise au plus de la maison. Mais cette fois il y avait une fenêtre entre nous deux avec de bons barreaux de fer, et quoique je n’eusse aucun doute sur son état-civil, l’impression que me causa cette seconde rencontre avec le loup, après le premier moment de surprise, ne fut que celle d’une ardente curiosité.
Revêtu de son poil d’hiver, il me parut bien plus beau que la bête de la Côte et quand, en quelques sauts, il s’éloigna enfin, je pus admirer la force et la souplesse qu’il déployait dans ses mouvements.
Quelle belle bête, me pensais-je, et que c’est dommage qu’elle ne puisse vivre sans faire du mal!
Car leur vie n’est qu’un continuel carnage. Depuis les petits oiseaux qu’ils surprennent dans les buissons, jusqu’aux vaches qu’ils attaquent la nuit dans les combes de la montagne, tout leur est bon pour assouvir leur faim perpétuelle. Pendant les nuits d’hiver ils venaient hurler dans la Côte, se répondant avec d’autres loups qui hantaient l’autre versant. Je les entendais de mon lit et alors le sommeil me fuyait. Mon imagination me les montrait parcourant les grands bois, faisant claquer leurs terribles mâchoires et il me semblait voir, dans l’ombre, leurs yeux briller sinistrement.
Presque chaque jour, en allant à l’école, je pouvais voir les traces qu’ils laissaient sur la neige en allant boire à la rivière.
Au premier printemps, quand les rives de l’Orbe étaient libres de neige, alors que la montagne en était encore couverte, ils venaient sur ses bords et grattaient la terre pour y prendre des vers.
Un soir que je revenais du Brassus avec mon oncle Abram, nous en vîmes un qui paraissait si occupé à ce travail qu’il ne tourna pas même la tête quand nous passâmes pas très loin de lui.
Malgré la présence de l’oncle, ce spectacle me causa une légère grulette. Ce que voyant, il me dit:
– N’aie pas peur, mon valet 3, ils aiment tant les vers que quand ils en trouvent, ils ne pensent à rien d’autre. Nous rentrâmes en effet à la maison sans avoir été inquiétés.
Une recommandation que l’on faisait toujours à la jeunesse, c’était, quand on entendait le loup, de ne jamais l’imiter, car leur nature les pousse à se rassembler et l’on court ainsi le risque de les attirer après soi.
C’est ce qui arriva, il n’y a pas très longtemps, à un garçon de Derrière-la-Côte qui, par une nuit d’hiver, s’en revenait du Sentier. Pendant qu’il gravissait la côte, des hurlements montaient du fond de La Vallée.
– Ils sont dans la sagne du Sentier, se disait le garçon, ils n’en veulent pas sortir.
Alors, quand il eut dépassé le hameau des Aubert, se sentant plus près de la maison, il se mit à hurler aussi par manière de passe-temps. Mal lui en prit, car il ne se passa pas cinq minutes qu’un grognement le fit se retourner! Il avait deux loups à ses trousses et l’on ne sait ce qu’il serait advenu s’il n’était arrivé alors tout près de sa maison. Seulement la porte en était cotée. Il dut attendre que son père vint tirer le verrou et c’est alors qu’il passa un bien mauvais moment entre une porte qui ne s’ouvrait pas et deux loups affamés dont les yeux luisaient dans la nuit.
1 n tentera, dans un futur article, de savoir en quelle année exacte fut tué le dernier loup à La Vallée et quel fut l’auteur de ce mémorable coup de fusil.
2 avid des Ordons, Aventures de Pierroton Maréchaux, FAVJ de 1935. Le manuscrit de ce texte figure dans la fonds PP 82/165 Donald Aubert des Archives cantonales vaudoises. Il a été reproduit aux Editions Le Pèlerin, en 1996.
3 on fils, terme affectueux.
Rémy Rochat