Ciné-Doc – le rendez-vous documentaire des cinémas régionaux – dévoile l’affiche et le programme de sa nouvelle saison: sept films documentaires à découvrir d’octobre 2021 à avril 2022 dans dix salles partenaires. LES GUÉRISSEURS, de Marie-Eve Hildbrand, ouvre cette 6e saison.
Depuis 2016, Ciné-Doc s’engage pour la promotion du cinéma documentaire dans les villages et villes régionales en organisant des séances événementielles en présence d’invité·es. Une fois par mois, un film documentaire est projeté dans un réseau de 10 salles de cinéma partenaires: Vallée de Joux (VD), Orbe (VD), Chexbres (VD), Payerne (VD), Monthey (VS), Martigny (VS), Bulle (FR), Morat (FR), Delémont (JU) et Tavannes (BE).
Ciné-Doc permet de faire découvrir la créativité et la richesse du cinéma documentaire en dehors des grands centres urbains et favorise les échanges entre public, cinéastes et invité·es autour de thématiques variées.
6e saison: une saison riche et engagée
La 6e saison met en lumière des films engagés d’auteurs et autrices confirmé·es ou de nouveaux talents qui reflètent la diversité des thématiques et des formes du cinéma documentaire contemporain. Au total, septante séances sont programmées d’octobre 2021 à avril 2022. Elles sont suivies de rencontres avec les cinéastes et des invité·es autour du film et des sujets abordés.
La saison débute en octobre avec le film suisse LES GUÉRISSEURS de Marie-Eve Hildbrand consacré au monde de la santé. En novembre, Ciné-Doc accueille le cinéaste congolais Dieudo Hamadi pour son film EN ROUTE POUR LE MILLIARD qui dépeint une odyssée humaine et politique en République démocratique du Congo. L’année 2021, qui marque les 50 ans du droit de vote des femmes suisses, se clôture avec LES NOUVELLES ÈVES, film suisse réalisé par un collectif féministe et initié durant la grève des femmes de 2019. Avec APENAS EL SOL, au mois de janvier, la cinéaste Arami Ullón suit un indigène Ayoreo au Paraguay, qui enregistre des chansons et des histoires pour préserver les traditions de son peuple. En février, entrecroisant l’intime et le politique, UNE HISTOIRE A SOI d’Amandine Gay, donne la parole à de jeunes adultes ayant été adoptés dans leur enfance. Le film du mois de mars est présenté en collaboration avec le Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève (FIFDH) à l’occasion de leur 20e édition. La saison se clôture en avril avec THE REASON I JUMP du cinéaste Jerry Rothwell qui donne une voix et une vision au monde de l’autisme non verbal.
Des collaborations avec des festivals suisses
Visions du Réel, le Festival cinémas d’Afrique Lausanne, FILMAR en América Latina et le FIFDH sont les invités de notre programme 2021 – 2022. Ces collaborations avec des festivals suisses de cinéma nous donnent l’opportunité de partager avec le public, dans les salles régionales, une partie de leurs programmations respectives.
LES GUÉRISSEURS ouvre la saison !
La saison débute avec LES GUÉRISSEURS, présenté en film d’ouverture de la 52e édition du Visions du Réel en avril dernier. A la croisée des générations et des pratiques, LES GUÉRISSEURS esquisse les contours de la médecine contemporaine et tisse le portrait d’un système de santé en pleine mutation. Dans ce premier long-métrage, la cinéaste suisse Marie-Eve Hildbrand s’intéresse à la dimension humaine de la médecine et donne à voir les interrogations de ces «guérisseurs et guérisseuses» romand·es qui s’engagent au service de la communauté.
LES GUÉRISSEURS de Marie-Eve Hildbrand
Suisse, 2021, 80’, VF, 8/14 ans
En collaboration avec Visions du Réel
Dimanche 10 octobre à 10h30 au Cinéma La Bobine
En présence de :
Marie-Eve Hildbrand, réalisatrice
Dr Surennaidoo Naiken, directeur médical, médecin-chef de chirurgie, Pôle Santé Vallée de Joux
Entretien avec Marie-Eve Hildbrand
Par Gregory Wicky
D’où est venue l’envie de faire un film sur celles et ceux qui soignent ?
A l’approche de la quarantaine, alors que j’avais jusque-là toujours été en bonne santé, j’ai eu quelques soucis. J’ai soudain eu plein de médecins dans ma vie. J’ai été étonnée par ce que j’ai découvert, à quel point ils semblaient parfois dépassés. Je me suis mise à me poser des questions sur notre système de santé, sur le rôle des soignants, sur ce qui se joue dans l’un des rares lieux où l’on peut encore être fragile. Il s’est trouvé que la période coïncidait avec la fin de la carrière de mon père, qui cherchait à remettre son cabinet après 40 ans en tant que généraliste de campagne. J’ai réalisé qu’à part le fait qu’il travaillait beaucoup, je savais très peu de choses sur son quotidien, sur son rapport à son métier.
Le film commence sur des images floues et mystérieuses. On ne sait pas s’il s’agit d’une bactérie vue au microscope, d’un personnage en blouse blanche venu de l’au-delà…
C’est une des premières images de cinématographie connue au monde, «Monkeyshines», réalisée par William Dickson et William Heise, pour les laboratoires de Thomas Edison. A l’époque, c’était avant tout des scientifiques, notamment des médecins, qui tentaient de capturer et décomposer les mouvements du corps humain. L’image agit un peu comme un test de Rorschach, chacun voit ce qu’il veut y voir. Par-dessus, la voix off qui introduit le thème revient plusieurs fois sur la notion de lien. Entre la cellule et le corps, entre nous et l’univers… C’est une idée importante dans le film. Plus simplement, c’est aussi un hommage au cinéma.
Filmer, c’est soigner aussi ?
Disons que c’est une quête. On cherche tous quelque chose, on a tous des chemins à explorer. Comme c’est mon premier long-métrage, j’avais un nombre incroyable de choses à découvrir, techniquement, artistiquement, émotionnellement. Pour moi, il s’agissait notamment de questionner le lien de filiation. Pas seulement le mien, celui entre une fille et son père, mais l’idée plus vaste de ce qu’on transmet, comment la connaissance passe d’une génération à l’autre. La notion du sage, du guide, de celui ou de celle qui transmet le savoir, m’intéresse beaucoup. Dans d’autres cultures que la nôtre, elle occupe souvent une place plus importante. Peut-être qu’il s’agit de la redécouvrir.
Le film fonctionne sur trois niveaux. Le médecin âgé qui s’en va, les jeunes qui prennent la relève, les guérisseurs qui semblent présenter une alternative…
L’une des questions qui sous-tend le film est: comment la médecine allopathique (ou occidentale classique) et les médecines holistiques (complémentaires) pourraient-elles mieux travailler ensemble? Je n’ai rien contre la première. Le film montre d’ailleurs comment, pendant le tournage, mon père a été sauvé par la pose d’un stent, suite à un malaise cardiaque. Mais je pense qu’on est en train d’aller trop loin dans cette médecine qui repose sur la science, l’ultraspécialisation, voire le transhumanisme.
Cette médecine est-elle le reflet de notre société ?
On peut en tout cas dire que notre société aime formater et simplifier les choses, cocher des cases. Telle pathologie nécessite tel traitement. Mais il faut distinguer ce en quoi nous sommes tous pareils – l’anatomie, le «mécanique», ce qu’apprennent les étudiants – et ce qui est spécifique à chaque individu. Nous avons besoin d’être entendus, de participer nous-mêmes à notre guérison. C’est l’autre grande question qu’explore le film: qu’est-ce qui fait que l’on guérit ? La réponse tient souvent dans des choses qu’on ne peut pas mesurer. Entre le guérisseur et le malade, c’est parfois le lien lui-même qui soigne.
Il y a dans le film cette scène touchante de la visite médicale que votre père effectue dans une ferme auprès d’une dame âgée. On a l’impression que le plus important pour elle, c’est finalement ce moment de partage, le fait d’être écoutée.
Je pense que la personne qui soigne doit accueillir une partie de ce que vit le malade. Un bon guérisseur, c’est celui ou celle qui utilise son pouvoir avec humilité, sans rapport de domination. Qui comprend ses propres forces, mais aussi ses faiblesses, et qui sait qu’il faut en premier lieu être capable de se soigner soi-même. Quelqu’un qui sait redonner au malade du pouvoir et de l’autonomie.
Et le mauvais guérisseur ?
Quelqu’un qui ne cherche qu’à guérir la maladie, et pas la personne qu’il y a en face. Beaucoup des étudiants que j’ai rencontrés envisagent le métier de médecin un peu comme celui d’enquêteur: il y a un faisceau de symptômes, il faut poser un diagnostic. C’est une partie du problème, mais on ne peut pas tout réduire à ça.
Les guérisseurs « alternatifs » n’occupent pas une place si importante dans le film…
Ce sont souvent des gens très discrets, qui n’aiment pas montrer comment ils travaillent. C’est peut-être la base de l’expression « avoir le Secret »… J’espérais par exemple filmer une infirmière qui possède justement le secret, qui aurait pu faire le lien entre ces deux mondes. Mais elle n’a pas souhaité parler. Je pense qu’il y a encore une trop grande méfiance réciproque entre les deux milieux.
La question des robots revient à plusieurs reprises. Que ce soit pour assister en salle d’opération ou pour tenir compagnie aux malades, l’intelligence artificielle peut-elle remplacer l’humain ?
Beaucoup de gens fondent des espoirs sur le développement de l’intelligence artificielle en médecine. Je pense que ça ne peut fonctionner que si elle sert à accompagner, à compenser l’humain. L’idée qu’elle puisse prendre le relais de l’affectif, comme le fait le robot qui doit tenir compagnie à l’enfant, est pour moi non seulement un leurre, mais une angoisse. Ces robots reflètent l’idée que la médecine est un savoir-faire. Mais prendre des gens en charge, c’est surtout du savoir-être.
C’est à dire ?
Je pense qu’au fil des siècles, on a renoncé à beaucoup de nos perceptions. La vue plutôt que le toucher ou l’odorat, l’intellect plutôt que l’intelligence affective. Les robots représentent l’aboutissement de cette pensée selon laquelle on peut se passer de tous ces attributs qui font notre humanité. Mais soigner, c’est être humain.
Sortir un film sur la santé en pleine crise sanitaire, c’est forcément particulier ?
Oui, même si tout le tournage a eu lieu avant. Ce qui est intéressant, c’est que toutes les questions qu’on se pose depuis la pandémie étaient déjà là. Beaucoup de choses que je cherchais à exprimer sur notre rapport à la santé depuis trois ans se sont cristallisées d’un coup. Je pense à un exemple: ces fameuses séances de travail ou ces apéros par écrans interposés avec lesquels on a tous dû se familiariser. On a compris assez vite que ça ne remplaçait pas la rencontre, qu’au niveau de la conversation, par exemple, on était loin du flux naturel d’une discussion. Ça m’a évoqué ce que les médecins appellent « le syndrome du pas de porte » et comment l’anticiper, dans une consultation, on prévoit cinq minutes à la fin pour laisser les patients exprimer ce qu’ils ont vraiment sur le cœur. C’est donc parfois dans les à-côtés, dans ce qui ne se mesure pas, que la relation, et donc la possibilité de soigner, se tissent.
Le film vous a-t-il donné de nouvelles pistes à explorer ?
En avançant sur « Les guérisseurs », j’ai compris à quel point l’histoire de notre rapport à la santé était liée aux questions de genre. Depuis le Moyen Age, le savoir des sages-femmes, de l’herboristerie notamment, s’est transmis de femme à femme. Ça a généré de la méfiance et de l’hostilité de la part des hommes, qui estimaient devoir détenir la connaissance. Je simplifie un peu, mais c’est pour ça qu’on a fini par brûler des sorcières– souvent des guérisseuses! Et c’est à mon avis une des raisons pour lesquelles on en est là. Mais ça, ce sera pour un prochain film.
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