Gloser sur le caractère indéfinissable du terrorisme est un exercice de style devenu courant. Retracer l’historicité du phénomène, embrasser des généralités académiques, ou jeter l’anathème contre un adversaire exécré, de telles approches n’éclairent pas la réponse pragmatique qu’il nous faut impérativement trouver, face au risque terroriste, singulièrement, celui de l’islamisme radical. S’il n’est point d’idéologie jihadiste qui tienne, le jihadisme n’est qu’un métier; dès lors, sur les brisées de Jean-Luc Marret1, il est tout indiqué d’examiner l’action terroriste sous l’angle des fins qu’elle poursuit, et des moyens qu’elle met en œuvre.
Les attentats du 11 septembre 2001 suggéraient une évolution techniciste du terrorisme. Les faits subséquents sont venus démentir cette hypothèse. Force est d’admettre que, si abjects qu’ils fussent, les attentats subséquents ont été perpétrés avec des moyens primitifs. Est-ce à dire que doit être jetée au rebut l’hypothèse techniciste? Dans un propos heuristique, mieux vaut reconsidérer cette première hypothèse, et en faire l’une des deux propositions bornant le champ du risque terroriste. De la sorte, on pourrait concevoir:
– Un modus operandi de haute technicité, n’étant accessible qu’à une élite d’ingénieurs chevronnés: un risque peu probable, mais aux effets potentiellement dévastateurs.
– Un modus operandi de basse technicité, à la portée de n’importe qui: un risque très probable, dont les éruptions violentes sont très difficiles à prévoir.
Jean Dufourcq a rappelé comment la catastrophe de deux guerres mondiales avait incliné les puissances occidentales à corseter la conflictualité interétatique au moyen d’une sorte d’appareil de contention (charte des Nations-Unies; institutions de Bretton Woods; OMC; contrôle des armements, etc.), ce, dans l’espoir chimérique que plus aucun casus belli ne vînt troubler le concert des nations.2 Cet irénisme juridique s’est ensuite cuirassé d’une supériorité technologique en matière d’armement, et l’on a supposé à l’exorbitante destructivité de cet arsenal une vertu de dissuasion. C’était chasser la fatalité de la guerre vers des niches inconnues de nous: hors le droit occidental, hors les catégories bien closes dont nous avions cru détenir la clef. Il n’est point d’intelligence nomothétique applicable à la guerre; aucune tautologie n’a encore été énoncée qui eût épuisé identiquement toutes les expressions phénoménales dont elle est susceptible. «La guerre est un caméléon», écrivait Clausewitz.3
La guerre s’est muée en un «objet fractal»4, qui oppose aujourd’hui des acteurs infra-étatiques à des Etats pérennes. N’étant pas de force à vaincre militairement, l’ennemi faible a brisé le cadre rigide à quoi le puissant entendait l’assujettir, et transformé la dissymétrie d’un rapport de force rédhibitoire en une asymétrie qui annule la suprématie technologique dont se prévalait illusoirement le puissant. Qui pis est, la superbe du puissant n’a fait qu’attiser chez l’ennemi humilié le brasier de passions vengeresses, commuant chez lui le propos de vaincre péremptoirement en celui de nuire absolument.
Porté à la maximalisation de la destruction, mais plié à l’obligation de se soustraire au champ des armements high-tech dont dispose le léviathan étatique, l’ennemi faible a écrasé le commandement hiérarchique attendu, pour lui substituer une architectonie acéphale, protéiforme, insaisissable. Il suscite plus qu’il n’enjoint; il table sur l’adaptabilité, sur l’inventivité de ses agents; méthodiquement, il élabore la toile du mensonge et du conspirationnisme, instrumentalisant à cette fin des nuées de détraqués, d’ignares, d’imbéciles et de déclassés. La communauté éclatée d’individus-fantômes, le foisonnement de forums insanes, l’inflation de «fake news», voilà qui constitue une sorte d’écosystème en ligne où se cristallise une contre-culture mortifère.
Plutôt que d’infliger à l’appareil étatique de dérisoires piqûres, l’ennemi jihadiste tend à optimiser le rapport entre la destructibilité intrinsèque de nos démocraties et la destructivité des moyens qu’elles offrent. Rappelons que le risque est la connexion d’une vulnérabilité et d’une menace. Appliquant à la lettre l’hédonisme économiciste qui régit de A à Z nos «sociétés avancées», l’ennemi jihadiste entend nous imposer une guerre d’usure à taux d’attrition nul.
Quand la guerre était l’emploi de la violence organisée, ou la menace de son déploiement, à des fins politiques; qu’elle était le trait constitutif d’un Etat détenteur du «monopole de la violence physique légitime»5, le jihadisme est frappé au coin de l’immanentisme moderne, et les formes terroristes qu’il revêt ont pour but de consumer la raison politique dont la guerre devait procéder apodictiquement, ainsi que le professait Clausewitz.6
Aujourd’hui, le fait est que, dépourvus de stratégie, réduits à la réaction, livrés à l’improvisation, la plupart des Etats s’imaginent combattre le terrorisme, quand, à leur insu, ils ne font qu’y répondre. Or c’est précisément l’objectif du jihadisme que de nous transformer en un bétail stupide, docile, apeuré, que l’on puisse conduire commodément à sa perte, par la suscitation d’un comportement collectif réflexe, propre à déclencher une dynamique destructive autogène. Il est à craindre que les provocations ultra-violentes du jihadisme forment avec nos comportements aveugles un seul et même système pour lequel une surenchère d’abominations et d’ajustements de fortune pût amener une rupture d’équilibre, fatale. Cette disruption systémique est au cœur de la stratégie jihadiste.
Comment combattre sans merci le jihadisme sans saper, du même coup, le socle du droit sur lequel reposent nos régimes démocratiques?
C’est pervertir la démocratie que de s’arroger le monopole d’opinions impeccables, données comme fins dernières de la démocratie, ainsi que le font les gardiens auto-institués d’une démocratie imaginaire. C’est bien plutôt de l’inévitable conflit des opinions, et de la nécessité de prévenir le déchaînement de la violence partisane que procède le Politique! Lieu de l’incessant remaniement des opinions, l’espace public doit être animé par une argumentation pourvoyeuse de raisons, mais de raisons non coercitives, seule voie permettant de parer un dilemme fatal: l’adhésion forcée à un ordre présumé universellement valable, ou l’usage de la suggestion et de la violence pour faire prévaloir des opinions et des décisions arbitraires.7
Ce travail d’appropriation institutionnelle participe des Systèmes Adaptatifs Complexes, lesquels intéressent tous les organismes vivants, de la bactérie à l’homme, et jusqu’à la multiplicité des artefacts politiques que ce dernier est susceptible de concevoir.
En œuvrant de la sorte, nous manifestons un principe gouvernant l’ensemble du Vivant. Tout organisme vivant constitue en effet un système ouvert stable, traversé par un flux d’énergie, capable d’auto-organisation et de structuration: l’autopoïèse8. Ce vocable désigne l’économie provisoire pour laquelle l’organisme est apte à reproduire spécifiquement l’ensemble de ses constituants, ainsi qu’à maintenir avec son environnement proche le réseau de relations essentielles dont dépendent tout à la fois son invariance organique et la réalisation des performances dont il est susceptible.
A la veille d’un scrutin fédéral qui s’annonce lourd de conséquences pour l’avenir de notre démocratie, l’exercice difficile de la pugnacité et de la lucidité politique s’annonce décisif, qui réclame et la mise en œuvre de moyens propres à combattre le terrorisme, et le soin jaloux d’un libre processus institutionnel.
Machiavel: «(…) pour que notre libre arbitre ne soit éteint, j’estime qu’il peut être vrai que la Fortune soit maîtresse de la moitié de nos œuvres, mais qu’etiam elle nous en laisse gouverner à peu près l’autre moitié. Je la compare à l’une de ces rivières coutumières de déborder, lesquelles, se courrouçant, noient alentour les plaines, détruisent les arbres et maisons (…). Chacun fuit devant elles; tout le monde cède à leur fureur, sans y pouvoir mettre rempart aucun. Et bien qu’elles soient ainsi furieuses en quelque saison, pourtant les hommes, quand le temps est paisible, ne laissent pas d’avoir la liberté d’y pourvoir, et par remparts et par levées (…). Ainsi en est-il de la Fortune, laquelle démontre sa puissance aux endroits où il n’y a point de force dressée pour lui résister, et tourne ses assauts au lieu où elle sait bien qu’il n’y a point remparts ni levées pour lui tenir tête.»9
François Mastrangelo
1 Jean-Luc Marret, «Techniques du terrorisme» / «Introduction» / PUF
2 Jean Dufourcq, «Penser la guerre au XXIe siècle: Des combats sans guerre?» / in «La fin des guerres majeures?», ouvr. collect. / Ed. Economica-IRSEM
3 Carl von Clausewitz, «De la Guerre»
4 Benoît Mandelbrot
5 Max Weber, «Le Savant et le Politique»
6 Carl von Clausewitz / Op. cit.
7 Chaïm Perelman et Lucie
Olbrechts-Tyteca, «Traité de l’Argumentation» / «Conclusion»
8 Humberto Maturana et Francesco Varela, «Autopoiesis and Cognition: The Realization of the Living» / in «Boston Studies» / «Philosophy of Science»
9 Machiavel, «Le Prince» / Chap.XXV: «Combien peut la Fortune dans les choses humaines, et comme on y peut faire tête»
Bonjour,
L’article est d’une grande classe, Pragmatique et utile pour les votations.
Amitiés,
Dejan