Alberto Cima, cinéaste italien, réalisait en 2005 le film: Una vita altrove 1.
Une œuvre qui retrace la construction d’une charbonnière quelque part dans les forêts de la région des Amburnex. C’est un document si exceptionnel, que chacun ou chacune qui s’intéresse à de belles tranches d’humanité, devrait posséder.
En le regardant aujourd’hui, on peut se poser la question suivante:
– Combien reste-t-il de Bergamasques qui ont participé à ce documentaire?
La réponse est claire, immédiate, sans appel, un seul. Oui, tous les autres ont disparu, de ces vaillants compagnons, bûcherons de métier pour nombre d’entre eux, un peu charbonniers sur les bords par tradition ancestrale. Dont la plupart étaient venus de ce nord de l’Italie, de ces raides montagnes où le travail n’était plus suffisant pour nourrir son homme. Quand l’on découvre les photos de cette vaste région prises au début du XXe siècle, on reste confondu devant l’étendue du désastre et l’on comprend mieux pourquoi ces bûcherons ou charbonniers étaient partis pratiquer leur métier sous des cieux plus favorables. Les forêts n’y existaient carrément plus, résultat de lois laxistes qui n’avaient pas permis de mettre à ban quelques parcelles un peu conséquentes de ce qui avait été autrefois un vaste massif forestier.
Ces Bergamasques avaient débarqué en Suisse à la suite de leurs parents ou d’un oncle. Ils allaient apprendre la langue de leur pays d’adoption, mais ils la parleraient toujours avec cet accent si particulier qui les caractérise. C’étaient des hommes travailleurs, insensibles aux conditions atmosphériques par nécessité, visages taillés à la hache, mentalités un peu râpeuses et sans fioritures, avec une pointe d’humour héritée de leurs ancêtres dont la vie avait souvent été encore plus pénible que la leur.
Nous étions donc en 2005. L’un d’entre ces hommes, filmé dans la lumière tamisée de la chambre du chalet de la Petite Chaux, dans la Combe des Begnines, arrivé en bout de sa carrière professionnelle, ou même l’ayant dépassé de quelques années, s’exprimait de cette manière:
– Je suis arrivé en Suisse en 1952 pour venir y faire des stères. La visite sanitaire à Brigue était la chose la plus horrible qui soit. Quelle vie c’était pour les bûcherons.
Il regarde le lit, plutôt un grabat, néanmoins inondé de la lumière qui joue avec la paille:
– Voilà, c’était là notre lit, un joli matelas de paille.
Il regarde une inscription sur les planches:
– Busi Giovanni, 15/9/1952. C’est la même année que j’étais là. On était 2 équipes. Je venais au chalet faire le souper le soir. Et puis on allait au lit pour se reposer pour le lendemain. Le matin, quand on entendait la pluie sur les tôles, on était content, on se disait qu’on pourrait se reposer un peu. Pota, pota.
Il y a cinquante ans maintenant que c’est passé. Là on est toujours étranger, là-bas on est presque des Suisses. Mes enfants sont nés ici. Ils ont fait l’école ici. Ils ont leur travail, pas question de retourner en Italie. En Italie, les vieux sont morts, les jeunes, on les connaît peu ou pas du tout.
Mais moi je ne pense pas à la mort, pas du tout. Manquerait plus que ça, de penser à la mort! 2
Depuis lors, lui comme les autres, ils ont disparu. L’un après l’autre, signe que leur épopée ne serait bientôt plus qu’un souvenir. Et cela malgré quelques rescapées de la génération concernée, car on le sait, en général les femmes s’accrochent mieux que les hommes, qui tiennent encore bon la rampe pour témoigner de cette vie à l’ancienne. Mais cette dernière résistance n’est pas suffisante pour que cette disparition collective ne nous saisisse pas à la gorge. Et c’est en cette année 2020, alors qu’une véritable hécatombe a réduit la colonie bergamasque de manière drastique, que l’on se rend mieux compte de la situation. Des disparitions sans doute naturelles, et pourtant ô combien douloureuses. Elles scellent une tranche de notre histoire. Où une population travailleuse et courageuse venait en renfort dans ces professions de notre région quelque peu délaissées par les natifs.
En témoignage ému d’une telle épopée qui se finit, nous avons à vous présenter aujourd’hui un document exceptionnel. Il est comme le point culminant de cette vague d’immigration. Nous sommes dans les années cinquante. Nos Bergamasques, la plupart sans doute encore célibataires, filles et garçons, se sont retrouvés à la Combe du «Mouchillon», empruntant ici un peu de leur façon de parler. C’est un dimanche après-midi. Tranquilles, décontractés, heureux, ils ont troqué leurs habits de travail contre d’autres qui ne sont pas forcément les plus seyants qu’ils ont, eux qui aiment pourtant dans les belles occasions à revêtir le costard et la cravate, et le dimanche en est une où ils sont allés à la messe le matin 3. Les jeunes filles, elles, ont mis leurs jolies jupes, avec un chemisier blanc par-dessus lequel elles ont passé un pull de laine. C’est qu’il ne fait pas toujours très chaud, à la Combe du Mouchillon! Y a des courants qui viennent d’en haut. Et ces demoiselles sont élégantes et souriantes. On comprend qu’on puisse les marier!
Et pour les hommes, tous ils ont oublié le travail de la forêt ou de quelque chantier, en cours. Et les filles ne pensent plus à l’«ouzine» où elles font des prodiges derrière leurs machines en produisant des milliers de pièces qui feront les montres de ce temps-là. Elles vont à la Galay, à Parechoc ou encore à la Lémania ou à la Le Coultre. Elles sont parfois plus habiles que nos Suissesses, d’où quelque jalousie, et parfois même des paroles assez peu convenables. C’est la grande époque de ces arrivages. Les patrons n’ont jamais assez de main-d’œuvre pour répondre à une demande constante. On construira des immeubles pour loger tout ce monde. C’est donc là où ils habiteront. A moins que ce ne soit dans ces vieilles maisons où les appartements sont moins chers certes, mais où les conditions sont plus rudimentaires.
On les retrouve donc ici en joyeuse équipe. Les jeunes gens ont peut-être bu un coup, du rouge; le blanc, ils n’apprécient pas. Les filles jamais. Elles sont sérieuses. Que dirait la mama restée en Italie si elle le savait? Pas contente du tout. On ne veut absolument pas qu’elles se dévergondent, nos filles, dit-elle. Et puis aussi tout se sait, dans ce milieu. Il est certes ouvert aujourd’hui au bonheur de la rencontre, mais en réalité un peu fermé, avec des traditions fortes. Pas de relations douteuses ou un peu trop fréquentes. La messe tous les dimanches matin, à la chapelle du Brassus. Et l’après-midi des retrouvailles ici ou là, comme en ce jour à la Combe du Moussillon où ils sont si heureux. Cela se voit encore trois quarts de siècle plus tard.
Et cette photo, en réalité il y en a deux, la seconde pour que celle qui est derrière l’appareil pour la première puisse y apparaître à son tour, elle est formidable. Unique même parmi toutes les photos que l’on a pu découvrir de cette population d’émigrés. Retrouvée des décennies plus tard, il lui manquait pourtant une chose essentielle: les noms des protagonistes, de tous et de toutes, sans oublier personne. Mais qui pouvait encore après si longtemps, mettre un nom sur chacun de ces visages? Une seule, en 2019, l’une des rescapées de cette belle équipe, gardant une mémoire intacte, en était encore capable. Elle le fit avec une précision magnifique, donnant même pour chacune et chacun le lieu d’origine précis. Ce fut pour elle en même temps, avec ce travail de mémoire, comme si elle s’était retrouvée là-bas, septante ans plus tôt, en cette Combe si connue de sa communauté 4.
Ces noms et la photo que nous vous offrons aujourd’hui, sont un hommage à cette grande «tribu». Ce document témoigne de manière parfaite d’une difficile et pourtant magnifique épopée. Il fera part à ceux ou celles qui sont issus de cette population, de deuxième ou de troisième ou même quatrième génération, que leurs parents ou grands-parents, malgré que beaucoup aient eu une vie rude que l’on a tenté d’esquisser, avaient quand même su prendre le temps d’être heureux.
1. Une vie ailleurs, avec une bonne partie des acteurs anciens bûcherons bergamasques de la région de
Brembilla.
2. Propos de Ernesto Carminati, décédé en 2020.
3. Un seul s’est habillé sélect, Umberto Valceschini (1928-2011).
4. Luigia Locatelli mariée Valceschini (1931-2020).
R.-J. Rochat
il y a un Luigi Valceschini . au centre, avec des moustaches qui essaye de sortir du lot, c’est mon grand père, entre Serafino et Francesco. ( je me demande si celui qui est noté Francesco ne serait pas plutôt Enrico (mon papa)
Comment je peux avoir la photo?