C’est grâce à la Croix rouge qu’Ewald arbore aujourd’hui un passeport à la croix blanche. Il est né en 1941 dans le corridor de Dantzig. Ce territoire au bord de la Vistule, en grande partie germanophone, a été attribué à la Pologne lors du traité de Versailles (1919) afin de lui garantir un accès à la mer baltique. L’Allemagne ne cessa de revendiquer ce bout de terre, anciennement appartenant à la Prusse royale, qui sépare l’Allemagne de la Prusse orientale. Ce conflit sera finalement un prétexte pour déclencher la 2e guerre mondiale. Le père et la mère d’Ewald possèdent une petite ferme dans ce coin du monde et élèvent des chevaux. Dans leur village Petersdorf tout le monde s’appelle Peter, un peu comme si Les Charbonnières se nommaient Rochatville. On y parle l’allemand et fait vivre les coutumes germaniques. On reste entre soi avec un fort sentiment d’appartenance à l’Allemagne. Et lorsque l’armée rouge s’approche de l’Allemagne nazie, ces familles doivent fuir. Les Russes les assimilent aux horreurs commises par Hitler. D’un jour à l’autre, il faut tout laisser derrière soi, la peur au ventre. Ewald évoque un souvenir –ou peut-être qu’on lui a raconté– il n’avait que quatre ans:
«L’armée rouge nous a attrapés à un barrage et a pris nos chevaux qui tiraient la charrette. Ils nous ont dépouillés de tout. On nous laissa juste les chaussons en feutre que l’on portait dans les bottes. Il faisait froid en hiver 44-45!» En route, les soldats russes s’emparent des hommes pour les déporter dans les camps de travail staliniens. Ils arrêtent aussi le père d’Ewald. Il ne l’a plus jamais revu. Sa mère, sa fille et ses trois garçons continuent leur chemin tant bien que mal. Ils mangent tout ce qui est mangeable. Le grand frère décède en route et un beau matin, le petit frère et la tante ont disparu. Ils ont dû suivre un autre groupe de fuyants. Les guerres ne semblent jamais aussi cruelles que lorsqu’on regarde les destins de près, quand on image la peine d’une mère. Arrivée sur le sol allemand, la petite famille est récupérée par les américains qui les stationnent –avec tant d’autres errants– sur l’île de Borkum en face de la Hollande. Ils y passent l’hiver sans faim et bien au chaud. Au printemps, la Croix rouge trouve des emplois pour tous ces exilés. La mère d’Ewald sait traire, alors on l’affecte à un paysan dans la campagne berlinoise.
«Les gens étaient gentils et nous ont traités comme leurs gamins. On buvait du bon lait!»
Un jour, la Croix rouge avertit ma mère qu’un oncle à Cuxhaven les cherchait. Il proposait de les accueillir chez lui. Après une visite éclair, ils y ont aménagé. L’oncle fait des livraisons entre la ville et la caserne.
Et à côté, il cultive des champs et élève du bétail. La maman d’Ewald travaille à la ferme et sa sœur a trouvé un emploi dans une boulangerie.
Et un beau jour, et ce fut véritablement un beau jour, la Croix rouge les informe que la tante et le petit frère ont été retrouvés. Comble du destin: ils habitaient le village à côté du leur dans la campagne berlinoise. La famille se retrouve à Cuxhaven.
Ewald rentre à l’école à sept ans. Ce n’est pas ce qu’il préfère!
A dix ans, la Croix rouge, encore elle, propose à Ewald de changer d’air pour reprendre des forces. Il est resté petit et n’est pas bien gras après toutes ces privations. C’est juste avant Noël qu’il arrive, en compagnie d’un petit camarade, à la gare du Pont où Madame et Monsieur Victor Berney les accueillent. Ces deux garçons n’avaient jamais vu la montagne et ils étaient émerveillés par ces crêtes enneigées, même si à la Vallée de Joux elles n’atteignent pas des hauteurs faramineuses. «Les Berney attendaient deux filles, eh ben, ils étaient servis avec nous deux!» Les gamins passent trois mois à La Vallée. Les Berney leur proposent de rester. Les deux copains font un aller-
retour et s’installent pour un an chez le couple combier. Ils vont à l’école, mais comme ils ne comprennent pas le français, le maître leur fait faire des calculs. Au dîner, les Berney leur demandaient ce qu’ils avaient fait aux cours et trouvaient qu’ils progressaient bien. Il y a un attachement qui se crée. Ewald choisit de finir son école obligatoire en Allemagne et fait un apprentissage de mécanicien sur auto. Mais pendant les vacances, il chevauche son scooter 4 temps et fait les 1000 km qui le séparent de La Vallée. A 19 ans il accepte l’offre de Monsieur Berney qui lui propose un poste dans son atelier de mécanique. Pendant six ans il est à l’entretien de l’outillage. Il se fait plein de copains et apprend le français.
Mais il a le mal du pays et il rentre. Sauf qu’il aurait dû y faire son service militaire. Mais grâce à une loi qui stipulait qu’une recrue de plus de 25 ans doit être rémunérée, il est finalement réformé.
Ewald trouve une embauche dans une entreprise qui vend des chaînes automatiques pour l’alimentation animale. Et comme il parle le français, on le délègue en France pour surveiller des chantiers en cours.
«Ils m’ont envoyé à Guingamp (Bretagne) dans une exploitation où l’on élevait 150’000 dindons. Un concurrent jaloux de l’éleveur avait mis des clous dans l’installation pour la saboter. Après avoir résolu le problème, on me surnommait «Monsieur l’ingénieur!»
On voulait même le dépêcher à Bagdad. Mais Monsieur Berney le rappelle. Alors Ewald emballe ses habits chauds et revient aux Bioux. Pendant six ans il travaille dans l’atelier de Monsieur Berney où il prépare les plaques pour le polissage des pierres.
C’est au micron près. Cette fois ce n’est pas la Croix rouge qui change sa vie. C’est le mammouth, dont le squelette a été découvert dans la carrière du Brassus, qui lui donne un coup de pouce. En effet, c’est une jolie jurassienne
–rencontrée à la Fête de la Jeunesse à Nyon– qui veut absolument voir ce mastodonte des temps anciens.
Ewald, qui a une voiture, propose de l’y amener. Et une idylle s’en suit. «Ce n’était pas facile avec les filles. On me considérait comme le boche de service!» Ruth et lui se marient en 1970. Juste avant, Ewald acquiert une vieille maison aux Bioux. Elle date de 1693 et appartenait à une vieille demoiselle qui venait de décéder.«Elle était dans un piteux état. Mais moi la bricole, cela me connaît. J’ai presque tout fait, boisé le salon, aménagé la cuisine… j’ai même installé le chauffage central.» Dès qu’il a pu arranger un petit atelier dans la maison, Ewald répare –à côté de son travail– des ma-chines agricoles, des voitures, des vélos et vélomoteurs et même des poupées. Il représente localement Franz Karl Weber pour les modèles réduits. Il y a tant à faire. Ruth travaille également chez les Berney et plus tard à la
Valjoux. Le couple accueille un fils Daniel en 1972 et une fille Nathalie Elisabeth en 1977. Les commandes commencent à manquer à l’atelier des Berney, alors Ewald répond à une annonce pour mécanicien d’entretien à la Valjoux et est engagé aussitôt. Il y répare tout, même les machines à écrire qui avaient des mécaniques bien fragiles. Ewald est autorisé à faire des réparations chez lui après les heures de travail. Alors il installe
–entre autres– de nouveaux lecteurs de cassette, des phares antibrouillards et d’autres gadgets à la mode dans les voitures des fringants italiens notamment.
En 1987, les rénovations de sa maison sont quasiment terminées. Il manque une plinthe par-ci, une couche de peinture par-là. Sa femme se réjouit de pouvoir vivre –enfin– dans une maison terminée après 17 ans de travaux. Mais ses vœux ne devaient pas être exaucés. Le premier jour de beau de ce printemps-là, Ewald s’affaire avec une meuleuse. Elle fait des étincelles et enflamme l’essence qui s’est déversée des tondeuses à réparer. Tout brûle à une vitesse folle.
Une centaine de pompiers sont appelés sur l’incendie.
Mais il n’y a rien à faire. Ewald et sa famille regardent les flammes dévorer toute leur vie. Toutes les photos, les souvenirs, tout brûle. Il n’y reste que les murs. Quand le machiniste inspecte les ruines, d’un coup, il voit quelque chose briller par terre. C’était l’alliance d’Ewald.
«Cela m’a donné du courage!» Le voisin leur prête un appartement à côté. Mais tout son matériel est perdu. Ewald doit travailler dehors en plein air. En automne, par chance, un copain, qui a un atelier pour machines agricoles veut remettre son garage. Ewald le lui rachète. Mais le travail manque, les gens ne pensent plus à lui pour faire réparer leurs machines et leurs véhicules. «Peter, t’es foutu! C’est cela que j’entendais!» Mais c’est mal connaître Ewald. Après avoir réglé ses affaires avec son assurance et qu’il touche la valeur à neuf d’une maison de 1693, il commence la construction de son nouveau domicile. En 1989 la famille Peter s’y installe. «C’était une période dure. Chaque soir je me de-mandais si j’avais assez gagné pour pouvoir payer mon hypothèque.» Pour faire tourner la boutique, il doit vendre de tout en rapport avec la mécanique. Il propose aussi des vélos et il répare tout. Il est le seul à La Vallée à aller en Allemagne (chez Sachs) pour prendre des cours concernant les changements de vitesse de ces vélos modernes. Cette fois c’est sa langue maternelle qui lui sert d’étrier.
Le passeport avec la croix blanche est acquis en 1980. Ewald a bossé son français avec une ancienne régente pour être sûr de passer l’examen.
«Il fallait ça faire!», dit-il avec malice.
Son fils Daniel n’est jamais bien loin lorsqu’Ewald travaille dans son atelier. Il apprend les gestes, le vocabulaire, se passionne pour la mécanique et suit tout naturellement l’Ecole technique de la Vallée de Joux.
Sa fille Nathalie a la bosse du commerce et fait un apprentissage à la Migros. Elle travaille longtemps comme gérante avant de créer sa propre entreprise pour la rénovation et l’aménagement de l’habitat.
En 2000 son fils et Ewald créent une SARL et le jeune Peter reprend les rênes. Mais le père n’est jamais très loin. Il donne un coup de main quand Daniel doit s’absenter et a toujours un œil sur ce qui se passe dans le magasin et l’atelier juste à côté de sa maison. A 69 ans, il remet le commerce entièrement à son fils. Ewald a six petits-
enfants dont deux sont en cours de formation de mécanicien.
Ewald est arrivé à La Vallée avec une valise en carton d’où il a puisé sa force de travail, son dynamisme et la détermination de rebondir quoique le destin eût prévu pour lui. Il l’a remplie avec des souvenirs merveilleux d’une vie faite de joies et de peines d’ici.