Mes volets bruns se sont fermés, les voix se sont tues et l’obscurité a envahi d’un seul coup mon intérieur.
Je vis des moments tristes et mon futur est très incertain.
Mais laissons cela de côté, et allons vers mes débuts.
Moi aussi je viens d’ailleurs. On m’a construite en Hollande et on m’a transportée en pièces détachées à la Vallée de Joux: je suis tout simplement une cabane.
Arrivée à destination on voulait me fixer sur un abri anti-atomique, construit sous terre, mais le terrain étant très marécageux on a dû y renoncer car l’eau sortait de partout, alors mon propriétaire a acheté des parts d’un abri situé dans un immeuble du Sentier pour être dans les règles suisses: Chaque habitant doit avoir un abri antiatomique où il peut se réfugier un cas d’attaque.
Alors on a construit un socle en béton sur des pilotis et petit à petit j’ai grandi en une jolie cabane. On m’a appelé: «Centro español de la Vallée de Joux».
«El Instituto español de la Emigración» m’a acheté conjointement avec le terrain sur lequel on m’a posé.
L’histoire hispanique de la Vallée de Joux commence bien avant ma venue. Ce sont des espagnols et espagnoles venu(e)s de différentes parties de la Péninsule Ibérique qui s’installent dans cette petite Vallée vaudoise pour y travailler et améliorer ainsi leur condition de vie. Pour la majorité d’entre eux, c’est l’industrie horlogère qui va les accueillir, d’autres ont un travail saisonnier dans la construction ou l’hôtellerie. La Vallée a besoin de main d’œuvre!
Vers 1965 ils créent une Société espagnole. Ses membres vont louer à travers les années différentes salles dans le village du Sentier pour donner libre cours à leurs loisirs.
Mais en 1975 l’Ambassade Espagnole accepte de créer un centre pour ces hispaniques qui ont dû quitter leur pays. Elle va se charger de tous les frais, même les réparations et achats de matériel sont payés par l’Ambassade pendant un certain temps. L’eau et l’électricité restent à la charge de ses membres.
Après les Italiens, la communauté espagnole est la plus importante de La Vallée en ces temps-là.
Alors 1975 c’est l’année de ma naissance. Finies les locations et vive la propriété! Je vais accueillir 200 familles et quelques célibataires dans mon intérieur. Pas mal pour un début vu ma taille…
La majorité des couples sont hispaniques. Les mariages mixtes (espagnol/combier) sont rares.
Alors c’est tout à fait normal que chez moi on parle le castillan et que les fêtes soient mixtes. Fêter c’est primordial pour mes occupants et si on fête les Rois Mages, on fête aussi la St. Nicolas; même le 1er août prend lui aussi une place importante dans le calendrier annuel.
Avec leurs blouses blanches, leurs souliers de travail, les ouvriers et ouvrières espagnols se sentent respectables dans le milieu horloger ils sont même fiers et ils vont découvrir et apprendre à aimer leur nouveau métier.
Mais retournons à ma nouvelle vie avec ce monde venu d’ailleurs.
Pendant la semaine, le travail prend une place importante, mais les vendredis soir, les samedis et les dimanches, beaucoup d’entre eux viennent chez moi pour se détendre, rire, parler de tout et de rien. Ils sont tout simplement heureux d’être réunis et cela se passe chez moi! Je leur apporte un moral d’enfer! C’est la chaleur du pays laissé derrière, et on va faire plein d’activités ensemble pour faire vibrer cette appartenance communautaire.
C’est en quittant son pays qu’on apprend à l’aimer vraiment.
Les fêtes s’enchaînent: Fêtes des pères, fêtes des mères, fêtes de Noël, fêtes de fin d’année et tant d’autres qui vont rassembler mes membres; des jeux de cartes, des jeux de société, des championnats, les lotos, la pétanque et plein d’autres fêtes de famille vont se développer sous mon toit et à côté, dans mon jardin.
Le jeu «Hâte-toi lentement» mérite une petite parenthèse. Elles y tiennent et elles se donnent à cœur joie les femmes espagnoles. Les vendredis deviennent incontournables et même des concours vont s’organiser autour de ce jeu! Elles l’adorent et pendant ce temps les maris s’occupent des enfants ou les enfants s’occupent entre eux. C’est ça aussi une chose très importante pour ces gens venus du Sud: être en famille, pouvoir partager tous ensemble, et moi je suis là pour ça. Les heures d’aller au lit pour les petits on les laisse s’envoler bien loin.
Presque toutes les fins de semaine des pique-niques, des excursions ou même des voyages s’organisent.
On donne aussi des cours d’espagnol gratuits pour les petits. L’Espagne y tient!
Mêmes quelques adultes vont profiter des cours d’espagnol donnés le soir pour obtenir leurs certificats d’études primaires!
Une fois par mois on va passer des films du pays que l’Ambassade fait venir.
Je les sens jeunes, joyeux avec une énorme envie de partage. C’est magnifique de voir ces travailleurs et travailleuses prendre autant de plaisir à venir chez moi. Je peux vraiment dire que je suis leur deuxième maison et j’en suis très fière!
Pendant un certain temps si par malheur un parent vient à mourir en Espagne mes membres se cotisent pour payer une couronne via Inter-Flora. C’est comme une et unique famille.
Un problème se pose souvent, c’est l’extinction des lumières. Ils ont franchement de la peine à me quitter, quand la fête est finie…
J’oubliais que pour la fête des Rois Mages l’Ambassade fait des cadeaux aux enfants des émigrés. Inimaginable aujourd’hui!
Elle va aussi procurer les déguisements respectifs et les Rois Mages vont sortir de l’Eglise catholique du Sentier et faire une tournée dans l’Hôpital et cela pendant des années.
Les carnavals des enfants et des adultes sont aussi des moments uniques. Les petits reçoivent le goûter accompagné des jouets pendant que les adultes dansent. Suit un souper collectif et la répartition des prix: un pour le déguisement le plus sympa et l’autre pour le plus beau.
C’est clair que le Comité a du boulot sur la planche, car cette jeunesse espagnole en veut!
La cotisation annuelle est de 100 Fr. pour les couples et de 70 Fr. pour les célibataires.
Le bar qui est installé chez moi rapporte un peu d’argent et il est l’unique source de revenus. Vu que c’est une Société privée dite culturelle elle n’a pas le droit de s’enrichir alors au Nouvel An tout le surplus est dépensé pour finir la dernière fête annuelle en beauté!
Vers 1991 le Centre Sportif a le feu vert pour se construire et ma place les intéresse, alors me voilà sur la touche pour déménager. Une fois étudiés les pour et les contre mon déménagement s’avère trop coûteux et voilà que je reste sur place. J’en suis ravie!
La période des chars, toujours au premier août, met une nouvelle nervosité chez moi. Les femmes et les hommes y travaillent d’arrache-pied après le boulot à l’usine. Des centaines de fleurs en papier et beaucoup d’autres décorations vont se faire.
Le défilé du char espagnol accompagné par des femmes en habits traditionnels de différentes parties de l’Espagne fait sensation et souvent la communauté ibérique gagne le premier prix!
Tous les spectacles se préparent chez moi, les chorégraphies, les maquillages, les coiffures, accompagnés tout naturellement des rires, car elles s’amusent mes femmes espagnoles.
La paella et les churros deviennent aussi quelque chose de très apprécié et «normal». Touche bien hispanique qui reste encore active!
Pour mon anniversaire, au mois de septembre, on invite la Commune du Chenit, la Police, le Centre Italien, le foot, l’Ambassade Espagnole et autres sociétés.
500 à 600 personnes vont célébrer mes anniversaires, et pour ce faire ils m’abandonnent. Trop de monde pour ma taille! L’Hôtel de Ville ou le Lion d’Or, ou l’Hôtel de France au Brassus (aujourd’hui en reconstruction) font l’affaire. Menu et musique sont au programme.
Pour payer la Musique on va faire des Tombolas et des Lotos durant toute l’année.
La crise horlogère de 1980 fait perdre le travail à certains et certaines qui se voient obligé(e)s de partir vers d’autres horizons. Je me vide un peu de mes membres.
Comme partout les prix augmentent: les permis deviennent plus stricts, plus compliqués, plus coûteux. Permis d’alcool, permis d’heure d’ouverture et de fermeture. Des changements s’en suivent car l’argent collecté ne suffit plus.
Entre les années 1977 et 2004 les retraités reçoivent un diplôme et sont priés de ne plus payer la cotisation! Les donations sont quand même acceptées.
De l’année 1995 à l’année 2005 nombreux sont les Espagnols qui retournent au Pays. Avec le deuxième pilier en poche ils peuvent se construire un joli chez soi entourés de la famille restée au pays, mais quelques-uns adoptent définitivement La Vallée car leurs enfants se sentent de vrais Combiers. Ils renoncent à partir. Ils veulent voir grandir leurs petits-enfants.
Ainsi un sentiment que le temps passe et que la jeunesse se transforme en de respectables retraités féminins et masculins m’envahit. Tout a passé si vite!
La venue des travailleurs saisonniers pour une période de 9 mois m’apporte une nouvelle joie. Ils sont célibataires, joyeux et pleins de vie. On est parti pour un autre petit tour!
On décide d’augmenter mes membres en ouvrant les inscriptions aux Suisses, Portugais et Français, mais les temps changent et en 2017 l’Ambassade n’est plus d’accord de financer ma personne si la majorité des Espagnols n’y vont plus.
Une petite anecdote encore avant de prendre congé. Il s’agit de l’arrivée du Président de la Confédération
M. Chevallaz en 1980 à La Vallée.
Pendant que toute la municipalité l’attend au Lion d’Or, il arrive tout seul via le train, sans voiture, ni accompagnement et les femmes espagnoles qui se trouvent devant la porte du resto surprises de le voir arriver tout seul lui mettent une fleur à la boutonnière. Il va les gratifier d’un chaleureux: Vive l’Espagne!
Le 31 décembre 2017, à mes 42 ans, ma porte se ferme pour toujours.
La roue tourne et la jeunesse s’en est allée avec son énergie et sa joie de vivre. On est tous devenus des retraités…
J’ai eu la grande surprise de voir ces gens venus d’ailleurs apprendre les différents métiers de l’industrie horlogère avec enthousiasme et passion. Un échange s’est produit et la fierté espagnole s’est transformée en fierté pour la montre. Ce tic-tac qui nous montre que le temps passe est devenu pour la plus grande partie d’entre eux une histoire d’amour.
Voilà le moment de prendre congé.
A une prochaine vie et Merci à La Vallée qui m’a permis de passer des moments uniques, inimaginables, merveilleux, magiques qui vont rester gravés à jamais dans ma mémoire ainsi que dans celles de tous les Espagnols qui les ont partagés avec moi.
Encore un grand Merci à cette communauté venue d’ailleurs qui m’a permis d’écrire ces lignes!
Bon vent à tous!
Centro español
de la Vallée de Joux
Présidence du «Centro español de la Vallée de Joux»:
1965 Sr. José Díaz
1966 – 1967 Sr. Alfonso A. Galán
1998 – 1973 Sr. Antonio Fons
1974 – 1975 Sr. José Luís Sánchez
1976 Sr. José Luís Sánchez/Sr. Francisco Núñez
1977 Sr. Carlos Ramos
1978 – 2004 Sr. Gonzalo Bravo
2005 Sr. José Luís Fernández
2006 Sr. José Pasandín
2007 – 2017 Sr. José Luís Fernández
Emma Dutruit, Le Sentier