Maintenant que l’heure bleue rend à son silence souverain le village du Pont, on distingue, au loin, reconnaissable entre mille, le ronronnement si évocateur d’une Traction Citroën. Là voilà qui se rapproche… Entre chien et loup, difficile de savoir si ses portières arborent, peint en blanc, le sigle fameux FFI, et si, le pare-brise ayant été ôté, l’œil noir d’une sulfateuse scrute les alentours suspicieusement. Le véhicule s’immobilise… Béret basque vissé sur la fiole, une silhouette massive s’en extrait, puis, d’un pas pesant, s’éloigne… Un membre de la Résistance agissant d’intelligence avec les passeurs du Risoud? Un inconditionnel du général de Gaulle en service commandé? A moins qu’on ait affaire à Pierrot-le-Fou, prompt à défourailler, et se disposant à grinchir à l’esquinte…
– Non, c’est Frankyshott!
Frankyshott? Oui, l’illustre
Frankyshott, féru de chevalerie, lui dont Cervantès, en écrivain de génie, avait su anticiper lucidement les prouesses, dans le chef-d’œuvre picaresque que l’on sait, -quatre siècles à l’avance! C’est dire l’auguste destin auquel Frankyshott était promis de longue date. Ardent à piquer des deux, courant sus au Malin, foulant aux pieds ses œuvres exécrables, sans repos ni cesse, il rompt force lances, au nom d’un idéal immarcescible,- dans le champ clos du «courrier des lecteurs». Avec fougue, il défend droitement la cause de nos paysans; d’une plume acérée, il pourfend le cynisme criminel des multinationales; sans faiblesse, il dénonce les complaisances politiques dont celles-ci jouissent scandaleusement; implacable, il fustige le lobbying systématique qui infeste les travées du Parlement fédéral, et qui dénature partant l’exercice démocratique.
Frankyshott encore qui, perçant de sa lance altière l’écran de l’immédiate absurdité du monde, quête sans relâche l’unité du réel. A cet égard, en 2017, en balade dans le Jura, le preux eut la bonne fortune de cueillir ces mots magiques -«l’unité du réel» -, proférés par un homme à la vénérable chevelure. Intrigué, que dis-je!, électrisé par ce message quasi providentiel mais encore voilé, Frankyshott aborda l’inconnu avec déférence, le priant de lui révéler son identité, et d’expliciter sa pensée. André Jacob!
Eminent professeur d’éthique et de philosophie du langage, il avait enseigné à l’Université de Paris-Nanterre, de 1966 à 1990. André Jacob revenait sur les lieux par lesquels il avait passé, à la fin de l’hiver 1943, fuyant les persécutions nazies. Nonobstant le fardeau des ans et l’altération naturelle du souvenir, André Jacob conserve une reconnaissance intacte envers ses généreux sauveteurs suisses, sans le concours desquels il eût probablement péri. Pour plus de détails sur ces circonstances passées, on relira, avec grand intérêt, l’article de Jacky Reymond, publié dans la FAVJ, le 2 novembre 2017: «Vie sauve à la cabane de l’Ecureuil – «Comment et par où a passé André Jacob, en 43?»
Depuis lors, plus que jamais engagé dans sa quête du Graal,
Frankyshott s’est lancé vaillamment dans la grande traversée des Alpes, (en plusieurs épisodes), du Léman à la Méditerranée, (une bricole de 620 km). Délesté de son armure de fer, le chef coiffé d’un seyant galurin à bavolet de nuque, au lieu de son heaume de fortune -sous le luisard estival, nul doute, l’œuf eût été cuit dur! -, par monts et par vaux, infatigablement, le preux chevalier a cheminé, habité par le merveilleux. On l’imagine, sur les pas d’un Samivel, cultivant comme lui une pure émotion esthétique, avide de paysages enchantés et de rencontres authentiques…
«Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,»
«Ou comme cestuy-là qui conquit» les sommets,
«Et puis est retourné, plein d’usage et raison,»
«Vivre» en sa verte Vallée
«le reste de son âge!».
F. M.