Anne-Marie Prodon, écrivain, ethnologue pourrait-on même dire, nous a quittés en juin de cette année. Nous n’avons malheureusement appris la nouvelle de son décès qu’en août.
Quelle tristesse! Car Anne-Marie, gessienne, née à Saint-Jean-de Gonville, plus tard ayant construit une petite maison à Chevry, lieu-dit harmonieusement les jardins de Chevry, avait su tisser de belles amitiés à la Vallée de Joux. Ç’avait surtout été à l’occasion de la réalisation de son ouvrage Le Pain de la terre, sorti en 1992, pour lequel elle avait pu interviewer quelques anciens dont la profession entrait dans son intérêt passionné pour le patrimoine de toute notre région jurassienne, ici un bûcheron, là un berger ou un ancien boisselier, là encore une famille d’affineur. La sortie de son livre, l’un de ses grands succès, fut faite d’ailleurs en Suisse, aux Charbonnières plus précisément, où l’événement constitua une véritable fête, avec une ambiance dans le caveau où furent rassemblés tous les «acteurs» qu’elle avait mis en scène, véritablement formidable.
Anne-Marie était née en 1932 dans une famille de paysans. Elle était destinée, selon les vœux de sa mère, à faire ses écoles «derrière la queue des vaches»! C’est tout dire. La lecture, mauvaise conseillère, en plus ne devait pas être pour elle. Mais c’était mal connaître cette très belle jeune fille qui sut trouver la solution, avec dans la garde des vaches, un livre dans une main, le bâton dans l’autre, et surtout le chien qui est là pour faire son travail! La suite de sa carrière apparaît dans le Pays Gessien du 29 avril 2011, sous la plume de Françoise Pellaton:
Juste après la guerre, Anne-Marie découvre la Jeunesse agricole catholique (JAC) qui apporte une grande espérance aux jeunes ruraux. Elle devient très active dans le mouvement. La JAC, qui a pour but d’améliorer les conditions de vie des jeunes paysans par une pédagogie adaptée: «voir, juger, agir» lui offre l’ouverture dont elle rêve et lui permet d’oser quitter le Pays de Gex pour suivre une formation de monitrice d’enseignement ménager. «J’ai eu enfin accès aux livres» confie-t-elle, des étoiles dans les yeux. Elle enseigne ensuite pendant quinze ans en école ménagère dans le midi, dans le Rhône puis à Saint-Geoire en Haute-Savoie où elle découvre le plaisir de marcher en montagne.
La fermeture des écoles ménagères dans les années 70 la ramène sur les bancs de l’école pour devenir animatrice socioculturelle, ce qui se révèle être sa vocation. Elle prend ce poste à l’hospice de Tougin, ravie de constater qu’il y a beaucoup de choses à bousculer, car Anne-Marie aime bousculer ce qui doit l’être!
C’est dans ce milieu, où les déshérités sont plus nombreux que les millionnaires! qu’Anne-Marie Prodon rencontre ses premières «victimes», de vieux bergers souvent sans famille dont elle accompagne les dernières années de vie mais que surtout elle écoute. Car notre future auteure à ce don rare, celui d’être attentive aux propos des autres, de les laisser parler sans les interrompre alors qu’ils reviennent, et parfois de manière insistante, sur certaines périodes de leur passé qui fut d’ordinaire difficile, plein d’embrouilles, peu valorisé, avec heureusement au terme de celui-ci, petite lumière dans beaucoup d’ombre, cette dernière possibilité de trouver un havre où poser sa vieille carcasse fatiguée et où l’on vous respecte.
Ces témoignages sont irremplaçables. Anne-Marie le sait, le comprend. Comme elle a pris conscience aussi depuis longtemps que son vieux pays gessien se meurt dans l’indifférence. C’est qu’ici la grande et tentaculaire Genève n’est pas loin. Qui arrondit son territoire en mordant sur France où commence là aussi le massacre effréné des terres agricoles, alors qu’il semble que celles-ci ne peuvent plus avoir que de la valeur marchande, et que le fait qu’elles aient servi si longtemps à nourrir l’humanité n’est plus d’aucune importance. On achètera ailleurs ce que l’on ne trouvera plus sur place, telle est la devise.
La région change donc à vitesse grand V, et les anciens se meurent, emportant avec eux le secret de vies certes la plupart du temps faites d’un travail incessant et toujours très peu rémunérateur, mais malgré tout d’une richesse incomparable sur le plan humain. Ils ont vécu des choses que l’on ne connaîtra plus, ils ont connu des activités qui ne sont plus, ils sont issus d’un terroir que l’on a aimé jusqu’à ses moindres parcelles. Il est temps d’agir. Nous sommes à la fin des années septante.
C’est alors qu’Anne-Marie se décide. Elle va témoigner de ces vies. Celles des vieux bergers auront sa priorité, mais elle ne négligera pas pour autant le témoignage de tous ces humbles travailleurs, de toutes ces familles liées encore au terroir et où la maîtresse de maison, quoiqu’il semble souvent qu’elle n’ait rien à dire, est l’authentique pilier, courageuse jusqu’à l’abnégation. Elle s’en va de cette manière dans ces campagnes ou sur ces montagnes, son enregistreur dans sa sacoche. Et là, derrière une vieille table, sachant mettre à l’aise tous ceux dont elle souhaite le témoignage, elle questionne. Mais surtout elle écoute. Ils ont tellement de choses à dire, ces vieux «briscards», à un point tel qu’ils ne le croyaient pas eux-mêmes! Et que surtout ils n’ont fait que d’entamer le sujet, raison pour laquelle il faudra plusieurs séances pour enfin vider tout son sac!
Et cela forme une matière. Mais brute. Car il faut maintenant la transcrire, mot à mot, phrase après phrase, ce qui constitue un travail long, patient, difficile surtout. Parce qu’il est vrai que l’on ne peut jamais utiliser une interview dans son intégralité. Il y a trop de répétitions, de redites comme on les désigne. On revient de manière récurrente sur les mêmes épisodes, en général les plus douloureux. Il faut donc élaguer, mettre en forme, mais sans pour autant trahir la pensée de l’interrogé qui plus tard, lors de sa propre lecture, devra se retrouver dans son authenticité et non pas dans les habits d’un «héros» qu’une plume habile aurait mis au grand jour!
Anne-Marie Prodon offre à un public gessien très tôt conquis l’un de ses premiers ouvrages: Le royaume des bergers. Une merveille! On aura compris que pour cela non seulement elle a écouté ces vieux professionnels à l’hospice, mais qu’aussi elle est montée sur les alpages à la rencontre de ceux qui gardent encore des troupeaux, là-haut, dans les paysages lumineux en même temps que désolés des grands espaces jurassiens. C’est par cet ouvrage que nous avons découvert l’auteur, déjà classique et que nous croyions alors ne jamais pouvoir rencontrer.
Et pourtant cela s’est fait tandis qu’Anne-Marie Prodon élargissait son rayon d’action, si l’on peut dire, et qu’elle pénétrait pour les premières fois en cette Vallée qu’elle apprit à aimer presque aussi bien que son propre pays. Elle y rencontrait par ailleurs le même type de professionnels, de ceux-là qui en avaient tout autant à dire que de l’autre côté de la frontière.
Anne-Marie désormais n’arrêtera plus. D’autant plus que la retraite lui donnait désormais du temps à revendre. Elle poursuivait sa quête, elle publiait, ouvrage sur ouvrage que par ailleurs elle allait placer elle-même dans les librairies. Elle n’était pas en ce travail de beaucoup plus fastidieux et plus inquiétant que l’écriture, de celles ou de ceux à qui l’on ferme la porte, sachant que leurs œuvres resteront empilées dans un coin sans trouver l’ombre d’un seul lecteur. Non, car c’était avec elle le succès assuré. Elle touchait, par ses récits de vie, par sa manière de raconter, car parfois il lui fallait tout de même apporter une touche plus personnelle à cette œuvre grandiose, le cœur des gens. A tel point que souvent ceux-ci, à la lecture de telle ou telle de ses œuvres pouvaient laisser tomber une larme trop longtemps retenue, ou même pleurer de tout leur saoul sur ces pauvres mais néanmoins magnifiques vies où la modestie était le maître-mot. On ne s’enrichissait pas. On nouait difficilement les deux bouts. Mais on ne s’abandonnait pas non plus, puisqu’il faut toujours aller de l’avant.
Ce fut là, avec une douzaine de volumes –voir sa bibliographie sur internet–, une œuvre solide destinée à durer. Car Anne-Marie, plus qu’une simple «oreille» écoutant raconter ses vieux, était une ethnologue accomplie. Elle recueillait des éléments de vie qui pourraient faire comprendre à toutes les générations futures ce qu’avait été son vieux pays gessien dans ce qu’il avait eu de plus authentique et de plus original.
On a souvent parlé ensemble de sa trajectoire et même de ses méthodes. Elle nous avouait avoir laissé volontairement de côté un sujet qui fâche: la dernière guerre. Elle avait conscience qu’en ramenant au grand jour ces années qu’elle avait elle-même vécues, elle allait réveiller les vieux démons de la collaboration, des vieilles rancunes voire des haines tenaces quoique crues oubliées. Car il y a cela, que cette période d’horreur, et le mot n’est pas excessif, a laissé des traces profondes qui ne s’effaceraient même pas avec le départ des générations concernées. Et puis elle avait compris que la richesse de son terroir ne tenait pas dans ces quelques années, si douloureuses avaient pu être celles-ci. La valeur et l’intérêt de celui-ci venait de plus loin que cette sombre période. Elle plongeait ses racines dans les travaux immuables de la terre, dans cet attachement un peu fou à celle-ci alors qu’elle vous en demande tant. Et cela tandis que l’on a un regard vers la ville proche qui vous attire, mais en même temps un autre vers ces montagnes peu éloignées où l’on sait que ce sont ces vastes espaces où l’on garde des troupeaux. De vaches souvent, de moutons aussi. Ainsi naîtra plus tard l’ouvrage Emilio, berger bergamasque. Ce livre fut à son tour un grand succès.
Sur le tard, délaissant l’enregistreur et même la plume, Anne-Marie, dans une perspective d’apaisement, repris le pinceau. Elle peignait en particulier des poyas. Elle n’avait donc pas tout à fait fini de rêver à ces grands espaces où l’on monte au printemps pour ne redescendre qu’à l’automne, et où entre deux, s’est faite ce que l’on appelle une saison.
Anne-Marie, a aujourd’hui trouvé le repos parmi toutes ces personnes modestes et attachantes à qui elle a su donner la parole, en particulier ses amis les bergers.
Rémy Rochat
P-S: généreuse, elle avait offert l’un de ses manuscrits au Patrimoine de la Vallée de Joux. Quelques-uns de ses ouvrages sont toujours disponibles aux Editions Cabédita, à Bière.